C’est jeudi, les parents de Lucille sont
très occupés, alors c’est grand-père Louis qui vient attendre sa petite-fille à
la grille de l’école. Il fait doux, ils vont passer par le parc : il a pris un
ballon. Mais dans la cohue des enfants qui se bousculent pour retrouver leurs
parents, Louis ne reconnait pas Lucille. Plus loin, il la voit shootant dans
les plaques de sable qui trainent sur le bitume de la cour, se dirigeant
mollement vers la sortie. Elle finit par arriver presque dernière, et Louis
voit bien que quelque chose ne va pas.
– « Tu vas user tes semelles à force
de trainer des pieds comme ça. » lui dit Louis pour dire quelque chose.
– « ’M’en fiche » dit Lucille
pour dire qu’elle s’en fiche.
– « Ah… » fait Louis. « J’ai
quand même droit à un bisou ? »
De mauvaise grâce, Lucille s’exécute.
Avec mauvaise conscience aussi : elle sait bien que ce n’est pas la faute de
son grand-père Louis si…, si…, si quoi ? Elle n’a pas envie d’y penser.
Oui mais voilà, ça dure depuis qu’elle s’est disputée avec Alice. Madame Julie
les avait punies toutes les deux parce qu’elles bavardaient et Alice n’avait
rien trouvé de mieux à répondre que « C’est pas moi, c’est Lucille M’dame ! »
À la récré, Lucille lui a dit que ça ne
se faisait pas de raccuser, surtout ses amies ! Que sa maman le lui avait
toujours dit. Mais Alice avait répondu « T’es trop nulle » et Lucille,
« La nulle, c’est toi. T’es plus mon amie ! » Et elles s’étaient
tourné le dos pour la vie entière. Alors, elle n’a pas envie, mais elle y pense
tout le temps depuis ce matin. Elle est triste, elle est en colère. Et elle a
mal au ventre en pensant que bientôt c’est son anniversaire et qu’Alice ne sera
pas là.
Le temps de penser à tout ça, ils sont
déjà au parc, et son grand-père de son côté a cogité également.
– « C’est parce que Maman est allée à l’hôpital ? »
Lucille hausse vivement les épaules. Même
Grand-père dit des bêtises aujourd’hui : Papa et Maman sont à l’hôpital parce
que maman attend un petit frère et “qu’il faut faire des examens, c’est pas
grave.”
Le haussement d’épaules rassure
Louis : ce qui tracasse sa petite-fille est sûrement très grave, mais ça
ressemble fort à des choses connues.
– « Tu sais ce que ta grand-mère
faisait quand ta maman était triste ? »
– « …? »
– « Elle lui racontait une histoire. »
Lucille ne dit toujours rien, mais elle
trouve extraordinaire que cette grand-mère qu’elle n’a jamais connue ait fait
la même chose que ce que Maman fait avec elle. Quand ça ne va pas, Maman prend
toujours le temps de lui raconter une histoire. Et aujourd’hui, Elle n’est pas là !
Qui va la consoler de sa dispute avec Alice ? Lucille aimerait bien
continuer à bouder, à être triste. Quand même, ça la chipote cette grand-mère
raconteuse d’histoires, alors elle demande : « Quel genre ? »
– « Je ne sais pas moi, Sans doute des
histoires de Martine. »
– « Ça, ça m’étonnerait. Maman, elle
n’aime pas Martine, elle trouve ça nul. »
– « Tiens ! » fait Louis qui
a un autre souvenir. « Alors, elle te lit quoi, Maman ? »
Lucille réfléchit à tous les livres que Maman
lui a lus, et qu’elle commence à lire toute seule. Des histoires pour les jours
de pluie, des histoires pour rire, des histoires pour dormir, des histoires
pour les “bobos de tristesse”. C’est bien de ça qu’elle aurait besoin
aujourd’hui. Elle pense à “L’ile des Zertes”, à “La soupe aux cailloux”, aux “3
brigands”... Pourquoi, tout d’un coup lâche-t-elle « Le Petit
Prince » ?
– « Qu’est-ce que ça
raconte ? » demande Louis.
Alors Lucille raconte le Petit Prince
quittant son astéroïde, passant de planète en planète, y rencontrant les gens
les plus bizarres avant d’atterrir sur la Terre.
– « Tiens, fait Grand-père. Et
pourquoi a-t-il quitté son astéroïde ? »
– « Parce qu’il s’est disputé
avec... » Mais Lucille ne termine pas sa phrase. « Parce qu’il s’est
disputé avec son amie » pense-t-elle.
– « Grand-Père, tu t’es déjà
disputé ? » demande-t-elle soudain.
– « Bien sûr. »
– « Oui, mais disputé très fort avec
quelqu’un que tu aimes très fort ? »
Louis réfléchit. « Il y avait une
fille quand j’étais à l’école, commence-t-il, On faisait tout ensemble. Nos
devoirs, nos leçons, les Scouts... Parfois même, on trichait ensemble aux
interros.... Ce n’est pas nécessaire de répéter ça à tes parents, ajoute-t-il,
ayant surpris le regard ébahi de sa petite-fille. Un jour justement, le prof
nous fait venir près de lui et comme on avait exactement les mêmes fautes, il
demande qui a copié sur l’autre. Et la voilà qui répond : C’est pas moi.»
– « Mais si c’était ton amie, elle ne
pouvait pas dire ça ! »
– « Pourquoi pas ? Elle ne
voulait pas être punie, elle a eu peur, et elle a tout simplement été plus
rapide que moi. Mais ça, je ne l’ai pas compris tout de suite, alors j’ai
commencé par lui en vouloir très fort. C’est seulement quand je n’ai plus été
en colère qu’on a pu s’expliquer, et se réconcilier... Heureusement, sinon tu
ne serais pas là. »
Lucille ne remarque pas l’allusion. Mais
elle sait que demain, elle ira tout de suite vers Alice pour jouer avec elle.
– « Bon, alors on joue au
foot ? » lâche-t-elle pour finir.