lundi 24 juin 2013

Polaroïd


Autour de moi, un monde de sable. Sous mes pieds nus, un sol brûlant qui se dérobe à chaque pas. Mon chapeau de toile peine à me protéger d’un soleil torride traitreusement atténué par le vent. J'ai chaud, j’ai ma pelle à la main et j'avance. Depuis combien de temps ? Je l'ignore. J'avance en évitant les corps étendus autour de moi et les murailles de toile parfois dressées entre moi et l'horizon. D'autres comme moi errent ou semblent au contraire absorbés dans leur travail. Ils creusent, entassent, emplissent et vident des seaux. L'air est saturé d’iode, mais aussi d'odeurs, grasses et sucrées. Le vent charrie des cris, des voix et par delà, ce grondement sourd et incessant qui nous avait happés dès notre arrivée. Dans l'azur, virevoltent des oiseaux chamarrés qui rivalisent d'adresse. Planant en altitude, d’un coup ils piquent vers le sol avant d’infléchir leur course au dernier moment et remonter au zénith. Je les observe, fasciné.

Avant de reprendre mon périple, je me retourne un instant. Mickey, où est Mickey ? Il a disparu. Depuis quand nous sommes-nous perdus de vue ? Je me retourne et me retourne encore, je ne sais plus d’où je viens. Même si j’en avais la présence d’esprit, je ne pourrais pas retrouver mes traces, englouties par le sable. Je reste là, un instant, interdit, et tout à coup, prenant conscience de ma solitude, je hurle. Je suis seul au monde et je hurle. Bien sûr, les autres me regardent, mais ils ne peuvent rien pour moi. J’en viens à pleurer. Et soudain la claque survient, paf ! C'est ma mère qui est là. Je ne l’ai pas vue arriver. Elle hurle presque aussi fort que moi : « Petit imbécile ! Je t'avais pourtant bien dit de ne pas t'éloigner du grand panneau Mickey ! » C'est bon de savoir comme elle m'aime ; je hurle encore, il faut qu'elle le sache ! Sa main ferme sur ma menotte me ramène prestement au campement où m’attendent banane, biscuits et biberon d’eau. Ça tombe bien : j'ai soif d'avoir tant hurlé.

mercredi 27 mars 2013

La mort d'Aral


Ça faisait au moins cinq ans que mon frère m’invitait dans sa retraite du Kirghizistan. Il avait fallu la mort de notre père pour m’y contraindre. Mon aîné n’avait pas pu se déplacer de son exil, et il m’était revenu de régler les problèmes de succession. Nous aurions pu passer par des notaires, mais l’occasion était trop belle de nous retrouver. J’allais donc, entre autres, chercher sa signature. Les liquidités de l’héritage me permettant de prendre le temps, j’avais résolu de faire le voyage en train, et de faire un détour pour contempler cette ville noyée dans le désert où notre père jadis, nous avait amenés.
En sortant de la gare, je m’étais installé pour deux nuits dans un ancien palace. Une chambre aux murs jaune-vert m’accueillit, aux tapis usés et aux fenêtres garnies de persiennes. Je pris une douche desservie par une plomberie bruyante et anémiée avant de descendre prendre un repas cosmopolite standard au restaurant de l’hôtel. Après quoi, je m’endormis dans un lit trop grand, bercé par la version russe de « Dr House ».
Le lendemain, comme la veille et toujours, le ciel était bleu et silencieux, traversé seulement de quelques cumulus qui n’amèneraient aucune pluie. De la gare au port, je déambulai dans la ville triste, à l’âme envolée, aux fontaines éteintes. Des monuments à la gloire des splendeurs enfuies me contemplaient tristement. J’arrivai au port sans m’en rendre compte. Je m’assis au bord du quai, les yeux fixés sur l'horizon. Au loin était la mer, ici elle n'était plus. Mes pieds balançaient dans le vide, et sur la plage sans fin, se désolaient les bateaux, de bois ou de métal, vermoulus ou rouillés ; les plus proches n’étaient plus qu’à l’état de squelette. Plus loin, bien plus loin que portaient mes yeux, l'espoir ténu que la mer, la vie peut-être, existait encore, y avait transporté des embarcations encore valides. Mais le chemin jusqu'à l'eau était aux pêcheurs comme un calvaire qu'on descendrait, et leurs prières s'enfonçaient dans le sable sec.
Sur le chemin qui me ramenait vers l’hôtel, je croisai ça et là, des flaques d’eau saumâtre me rappelant l’invisible, et sur son socle de marbre, un pêcheur de bronze exhibant fièrement sa prise. Peut-être était-ce là le tout dernier poisson de la mer d’Aral. Demain, je rejoindrai les montagnes du Kirghizistan, aux sources lointaines de cette mer qui se meurt, et qui ne m’avait ramené aucun souvenir.

vendredi 8 mars 2013

Midi au nord


Le train s'est figé le long du quai. La porte s'ouvre et Leila est immédiatement happée par le brouhaha et l'épaisse chaleur de l'après-midi qui contrastent avec l'atmosphère douce et feutrée de son compartiment. Comme elle ne bouge pas, les voyageurs derrière elle ne l'attendent plus et la contournent pour descendre dans cette gare étrangère. Le chef de train avait annoncé « Bruxelles-gare du Midi », Nassim lui avait dit : « Je viendrai te chercher à la gare du Midi ». Pourtant, elle hésite, comme si ce petit escalier la coupait du monde derrière elle plus sûrement que l’embarquement dans l’avion pour Paris, tôt ce matin, à Oran. Elle pense qu’elle va peut-être passer ici cinq ans de sa vie. « Si longtemps ? » « Le temps qu’il faudra ; un master en psychologie, ça ne se décroche pas comme à la foire » avait répondu Nassim. Elle s'était demandé si ses condisciples l’appelleraient entre elles Leila l’Algérienne ou Leila l’a... Un contrôleur arrive, qui se méprend sur son hésitation. « Vous avez besoin d’aide, Mademoiselle ? » Elle dit « Non », elle dit « Non, merci. » Non, elle n’a pas besoin d’aide. Pas plus aujourd’hui qu’hier. Elle tâte de la semelle l’arête de l’escalier qui s’amorce et, empoignant sa valise, elle franchit les deux marches qui la séparaient encore de la Belgique. Elle fait encore deux pas pour s’éloigner du train, et elle s’immobilise.
Autour d'elle, elle perçoit les allées et venues des voyageurs pressés ou désinvoltes, une lointaine odeur de pâtisserie, un peu écœurante, et la chaleur toujours. Nassim lui avait pourtant dit : « Il fait chaud », mais elle était quand même partie avec son fantasme de ville du nord, froide et pluvieuse. Et la voilà, seule, qui transpire sous son imperméable. On annonce en français et dans une langue qu'elle ne comprend pas, les départs de trains pour des villes dont elle n'a jamais entendu parler. Leila reste immobile, la main sur la poignée télescopique de sa valise, le visage vers le haut, à l'affût du moindre signe. Elle aurait dû appeler Nassim, lui dire le numéro du wagon. Elle l'imagine arpentant tout le quai, bousculant les passants. Ça ne servirait plus à rien d’appeler maintenant, elle ne sait pas où elle est. Alors, elle attend. Elle a confiance. Nassim viendra. Il vient toujours. Il a toujours été là.
Alors, quand deux mains se posent sur ses yeux, quand une voix derrière elle fait : « Coucou, c'est qui ? », elle sait. Une seule personne peut se permettre cela, peut l'oser, a suffisamment d'humour, suffisamment d’amour. Elle se retourne. Elle a reconnu la voix, bien sûr. Elle se retourne, lentement. Elle a lâché la valise. Ses doigts sont déjà sur le visage. Elle explore, elle cherche. Il n’y a rien à trouver, elle sait. Ses pouces palpent la broussaille des sourcils, s’égarent un peu sur le front, puis descendent le long du nez. Les autres doigts vont des tempes aux pommettes en contournant les yeux, puis descendent vers les joues. Il est rasé d’hier. Il est toujours rasé d’hier. Mais comment fait-il ? Elle s’attarde un peu sur la bouche ; les lèvres sont sèches et elle sent le sourire qu’elles forment. Elle murmure : « petit frère ».
Alors seulement, elle se jette dans ses bras et l’enlace, et ses yeux qui n’ont jamais rien vu, pleurent, pleurent cette peine si longtemps retenue autant que la joie des retrouvailles. « Petit frère » dit-elle encore, chantant presque. « Petit frère » Nassim se laisse submerger par la tendresse de sa sœur. Il la serre contre lui, à sentir battre son cœur. « Si longtemps, si longtemps » dit-elle. « Si longtemps », répond-il.
Doucement, ils se séparent, et Nassim maintient sa cadette à bout de bras pour la contempler. 
Il pense : « Les photos et internet, ça ne remplace pas ça. » 
Elle pense : « Il me regarde. » 
Il pense : « Petite sœur, tu vas faire des ravages, ici. Il faudra que je te protège de ton sourire. » 
Elle pense qu’il fait de plus en plus chaud sous cet imper. Il s’en aperçoit soudain : « Mais qu’est-ce que tu fais avec cet imperméable ? Je t’avais dit qu’il ferait chaud », la gronde-t-il. « Tu ne m’écoutes jamais. » Non, elle n’écoute jamais. Et pourtant, elle se laisse bercer par cette fausse colère qui lui rappelle son enfance. Elle se laisse débarrasser. Elle se laisse faire. Il a pris son imper, il a empoigné la valise d’où dépasse d’une des poches, la canne blanche pliée en quatre. Elle n’en a plus besoin. Elle n’a plus qu’à s’accrocher au bras de son frère et à mettre ses pas dans les siens.
      Viens. On va déposer tes affaires à notre kot et puis on fera ce que tu voudras.
      Notre quoi ?
      Leila, je t’ai déjà expliqué cent fois ce qu’était un « kot » à Bruxelles.
Il prononce « Brusselles » comme tout le monde, ici. Leila sourit. Elle n’est plus à l’étranger, dans la ville froide du nord. Elle est chez son « petit frère » Nassim. Il lui racontera tout. Bientôt, elle connaitra « Brusselles » par cœur grâce à lui, comme elle a appris la moindre ruelle d’Oran ; il lui racontait tout. Il lui racontera tout.
      Même Manneken-pis ?
      Même Manneken-pis.

vendredi 22 février 2013

Les aiguilles de la montre


Il fait son tour. Le bâtiment est carré, avec un petit jardin au milieu. À la belle saison, on y installe des chaises. Ce n’est plus maintenant la belle saison ; c’était... Il fait son tour. Le bâtiment est carré. Il y a quatre couloirs. À droite, ce sont les chambres ; quand il marche dans le sens des aiguilles, bien sûr. Non, à gauche ! à gauche, ce sont les chambres. À droite, c’est le jardin ; à droite. Il fait son tour. Entre chaque chambre, il y a des tableaux ; des taches de couleurs, des paysages, des portraits, une montre fondue, une pipe.
À chaque coin du carré, il y a un bureau-infirmerie et... Et puis, il y a le Grand Coin. Le Grand Coin, c’est l’accueil. On ne sort pas ici. On entre. Le lundi, on entre. Quand il y a un nouveau, c’est le lundi, à l’accueil. Il y a toujours du monde à l’accueil, même le soir. Derrière le comptoir, il y a des écrans sur lesquels on voit les couloirs.
Au Grand Coin, il s’arrête. Il entre un instant dans l’alcôve et il regarde les écrans. Il y voit des infirmières passer d’une chambre à l’autre. Il cherche la sienne sans la trouver. On le chasse gentiment : « M. Louis, vous ne pouvez pas rester ici. Vous êtes dans le chemin. » Il s’en va. Il fait son tour. Dans chaque couloir, il y a une horloge. Il marche dans le sens des aiguilles. Il est bientôt midi. Il y a quatre coins : le Grand Coin, les bureaux et... la Grande Salle. La salle qui sert de réfectoire et de salle communautaire.
Une cloche retentit dans tous les couloirs et à tous les coins ; des pensionnaires sortent de leurs chambres et se dirigent vers le réfectoire. Des aides-soignantes font le tour des couloirs. Elles entrent dans les chambres, en ressortent en poussant des fauteuils roulants.
M. Louis fait son tour, il passe devant le coin de la Grande Salle. Il va pour continuer, mais il est intercepté par une infirmière : « Par ici, M. Louis. C’est l’heure de manger. » On le prend par le coude, on l’installe « Voilà votre table. » C’est une table de six. Immédiatement, les assiettes sont remplies. Les convives de M. Louis sont déjà en train de piocher dans la saucisse-purée, alors il les imite. Il entend autour de lui les conversations, mais sans pouvoir s’y accrocher. On enlève les assiettes. Au dessert, il y a du flan au caramel, avec une petite madeleine. Après avoir vidé leurs bols, les uns s’en retournent vers leurs chambres, les autres attendent les activités de l’après-midi au salon. M. Louis ne participe plus aux activités communes, il va faire son tour. En sortant de la grande salle, il prend à gauche. Côté jardin, la pluie tape au carreau. Il s’arrête aux tableaux du couloir ; des paysages, des portraits, une montre fondue, une pipe. Mais pourquoi est-il écrit : « Ceci n’est pas une pipe » ? Pour qui me prend-on ? Bien sûr que c’est...  bien sûr...
Tout à coup, M. Louis ne sait plus. Si ce n’est pas une pipe, qu’est-ce que c’est ? Il reste là, incrédule et perplexe ; il se sent... Il sent quelque chose d’inhabituel. Une humidité chaude, de son entrejambe à ses mules. M. Louis s’est oublié debout, dans son pyjama. Devant le tableau, il pleure : qu’est-ce qu’il fait là, perdu entre deux coins ? Une infirmière l’a repéré. Elle le prend doucement par les épaules et l’amène à sa chambre ; elle va le changer, le nettoyer, et puis, elle fera son rapport au neurologue.
Il sait déjà tout. Ça fait un moment que M. Louis est à l’avant-dernier stade. S’il ne se maitrise plus, bientôt, il faudra le mettre à la sonde et sous perfusion. Et puis...
Demain, M. Louis fera son tour. Dans le sens des aiguilles de la montre.

dimanche 17 février 2013

Lucille


C’est jeudi, les parents de Lucille sont très occupés, alors c’est grand-père Louis qui vient attendre sa petite-fille à la grille de l’école. Il fait doux, ils vont passer par le parc : il a pris un ballon. Mais dans la cohue des enfants qui se bousculent pour retrouver leurs parents, Louis ne reconnait pas Lucille. Plus loin, il la voit shootant dans les plaques de sable qui trainent sur le bitume de la cour, se dirigeant mollement vers la sortie. Elle finit par arriver presque dernière, et Louis voit bien que quelque chose ne va pas.
     « Tu vas user tes semelles à force de trainer des pieds comme ça. » lui dit Louis pour dire quelque chose.
     « ’M’en fiche » dit Lucille pour dire qu’elle s’en fiche.
     « Ah… » fait Louis. « J’ai quand même droit à un bisou ? »
De mauvaise grâce, Lucille s’exécute. Avec mauvaise conscience aussi : elle sait bien que ce n’est pas la faute de son grand-père Louis si…, si…, si quoi ? Elle n’a pas envie d’y penser. Oui mais voilà, ça dure depuis qu’elle s’est disputée avec Alice. Madame Julie les avait punies toutes les deux parce qu’elles bavardaient et Alice n’avait rien trouvé de mieux à répondre que « C’est pas moi, c’est Lucille M’dame ! »
À la récré, Lucille lui a dit que ça ne se faisait pas de raccuser, surtout ses amies ! Que sa maman le lui avait toujours dit. Mais Alice avait répondu « T’es trop nulle » et Lucille, « La nulle, c’est toi. T’es plus mon amie ! » Et elles s’étaient tourné le dos pour la vie entière. Alors, elle n’a pas envie, mais elle y pense tout le temps depuis ce matin. Elle est triste, elle est en colère. Et elle a mal au ventre en pensant que bientôt c’est son anniversaire et qu’Alice ne sera pas là.
Le temps de penser à tout ça, ils sont déjà au parc, et son grand-père de son côté a cogité également.
     « C’est parce que Maman est allée à l’hôpital ? »
Lucille hausse vivement les épaules. Même Grand-père dit des bêtises aujourd’hui : Papa et Maman sont à l’hôpital parce que maman attend un petit frère et “qu’il faut faire des examens, c’est pas grave.”
Le haussement d’épaules rassure Louis : ce qui tracasse sa petite-fille est sûrement très grave, mais ça ressemble fort à des choses connues.
      « Tu sais ce que ta grand-mère faisait quand ta maman était triste ? »
      « …? » 
      « Elle lui racontait une histoire. »
Lucille ne dit toujours rien, mais elle trouve extraordinaire que cette grand-mère qu’elle n’a jamais connue ait fait la même chose que ce que Maman fait avec elle. Quand ça ne va pas, Maman prend toujours le temps de lui raconter une histoire. Et aujourd’hui, Elle n’est pas là ! Qui va la consoler de sa dispute avec Alice ? Lucille aimerait bien continuer à bouder, à être triste. Quand même, ça la chipote cette grand-mère raconteuse d’histoires, alors elle demande : « Quel genre ? »
     « Je ne sais pas moi, Sans doute des histoires de Martine. »
     « Ça, ça m’étonnerait. Maman, elle n’aime pas Martine, elle trouve ça nul. »
     « Tiens ! » fait Louis qui a un autre souvenir. « Alors, elle te lit quoi, Maman ? »
Lucille réfléchit à tous les livres que Maman lui a lus, et qu’elle commence à lire toute seule. Des histoires pour les jours de pluie, des histoires pour rire, des histoires pour dormir, des histoires pour les “bobos de tristesse”. C’est bien de ça qu’elle aurait besoin aujourd’hui. Elle pense à “L’ile des Zertes”, à “La soupe aux cailloux”, aux “3 brigands”... Pourquoi, tout d’un coup lâche-t-elle « Le Petit Prince » ?
     « Qu’est-ce que ça raconte ? » demande Louis.
Alors Lucille raconte le Petit Prince quittant son astéroïde, passant de planète en planète, y rencontrant les gens les plus bizarres avant d’atterrir sur la Terre.
     « Tiens, fait Grand-père. Et pourquoi a-t-il quitté son astéroïde ? »
     « Parce qu’il s’est disputé avec... » Mais Lucille ne termine pas sa phrase. « Parce qu’il s’est disputé avec son amie » pense-t-elle.
     « Grand-Père, tu t’es déjà disputé ? » demande-t-elle soudain.
     « Bien sûr. »
     « Oui, mais disputé très fort avec quelqu’un que tu aimes très fort ? » 
Louis réfléchit. « Il y avait une fille quand j’étais à l’école, commence-t-il, On faisait tout ensemble. Nos devoirs, nos leçons, les Scouts... Parfois même, on trichait ensemble aux interros.... Ce n’est pas nécessaire de répéter ça à tes parents, ajoute-t-il, ayant surpris le regard ébahi de sa petite-fille. Un jour justement, le prof nous fait venir près de lui et comme on avait exactement les mêmes fautes, il demande qui a copié sur l’autre. Et la voilà qui répond : C’est pas moi.»
     « Mais si c’était ton amie, elle ne pouvait pas dire ça ! »
     « Pourquoi pas ? Elle ne voulait pas être punie, elle a eu peur, et elle a tout simplement été plus rapide que moi. Mais ça, je ne l’ai pas compris tout de suite, alors j’ai commencé par lui en vouloir très fort. C’est seulement quand je n’ai plus été en colère qu’on a pu s’expliquer, et se réconcilier... Heureusement, sinon tu ne serais pas là. »
Lucille ne remarque pas l’allusion. Mais elle sait que demain, elle ira tout de suite vers Alice pour jouer avec elle.
     « Bon, alors on joue au foot ? » lâche-t-elle pour finir.

vendredi 15 février 2013

Jeanine


Ta page d’écriture quotidienne passe toujours par les mêmes angoisses, la même torture : Écrire ? Pourquoi ? Pour qui ? Tu es assis devant ta feuille blanche à guetter l’idée qui ne vient pas. Écrire ? Quoi ? Tu sens ton estomac se contracter. Peut-être qu’avaler quelque chose te ferait du bien ? Non ! Surtout, rester concentré. Pourtant, il y a, dans le tiroir, dissimulé entre le paquet de spéculoos et les boules de gomme, 125 grammes de provocation à l’état pur. Habillés de carton et d’aluminium, 125 grammes d’un habile mélange d’éclats de noisettes et de "Noir de Noir" ; noir, comme ta feuille est blanche.
Il le sait, lui, que tu ne résisteras pas. Il te connait. « Juste un petit morceau ». Il guette ta première faiblesse, ta première lâcheté, celle qui justifiera toutes les autres. C’est seulement une question de temps. Tu te lèves sans y penser, tu arrives à la cuisine. Tu passes devant le tiroir. Il suffirait... Mais non ! Tu vas à l’évier. Tu te sers un verre d’eau. C’est bon, l’eau, c’est sain. Ça élimine les toxines, les graisses, les sucres.
Tu retournes à ton bureau et à ta feuille blanche. Tu te forces à écrire. Trois mots. « Choc ; au ; lit ». D’où te vient cette inspiration vaguement érotique ? Aphrodite ? Vénus ?... Jeanine ! C’est elle qui disait « pas de chocolat ; pas de choc au lit ! ». Elle t’avait initié au plaisir. À tous les plaisirs. Avant de la connaitre, tu avalais ta barrette presque sans la déballer. Elle t’avait expliqué : « Le chocolat, c’est comme l’amour : ça doit se déguster. Du bout des lèvres, du bout des dents. Il doit fondre sous la langue et faire exploser tes papilles. » Tu te souviens de votre premier baiser. Elle t’avait chipé un bout de ta tablette et l’avait mis en bouche, laissant dépasser un petit coin ; chocolat noir entre ses dents blanches. « Reprends-le, si tu peux ! » Vous aviez fini la tablette sous la couette. Des miettes avaient taché les draps blancs du lit. Blancs, comme ta feuille.
Du fond de son tiroir, il se fait plus pressant. Il te susurre à l’oreille : « Laisse-moi t’aider, t’inspirer. Ta feuille blanche, je pourrais t’aider, moi, à la féconder. Elle est partie, Jeanine. Elle voulait un enfant de toi, et tu ne pouvais pas. Elle est partie. Mais elle t’a laissé le meilleur d’elle-même : son gout pour les bonnes choses. C’est elle qui m’a mis dans le tiroir, tu sais ? Me prendre, ce serait un peu comme la prendre, elle ; la reconquérir. C'est pour elle que tu écris. »
Tu te relèves, tu vas au tiroir. Peut-être qu’un petit bout de te mettrait en train ? « Rien qu’un morceau » penses-tu. « Rien qu’un morceau » dit-il. Fébrilement, tu déchires l’emballage. Tu as déjà le morceau en bouche en arrivant à ta table. À peine assis, tu en attaques un second. Le gout amer du chocolat noir se confond avec celui de la défaite. Un troisième... Une vague de nausée te submerge ; le paquet est vide, la feuille est griffonnée de quelques mots sans valeur et Jeanine est partie.

mercredi 16 janvier 2013

Le silence des mouches


Un jour, les mouches disparurent. Comme ça, sans prévenir. On ne le remarqua pas tout de suite : c'était déjà l'automne. Mais quand il apparut qu'aux antipodes, elles n’étaient pas revenues avec le printemps, on fit quelques recherches avant de se résoudre à l'accepter; les mouches avaient bel et bien disparu de la terre. Il y eut peu de gens pour s’en plaindre. On ne voyait pas qui cette absence pouvait gêner, en dehors des scénaristes des « Experts », de quelques insectivores ou des enculeurs de mouches. Les scientifiques, quant à eux, étaient interloqués. Ils gardaient bien encore quelques spécimens dans leurs laboratoires, mais ceux-ci ne se reproduisaient plus, si bien qu'au bout de quelques semaines, les biologistes n'eurent plus aucun diptère à se mettre sous le microscope.
Lorsque l'on s’aperçut que d’autres insectes manquaient à l’appel, ce ne furent pas seulement les poètes qui pleurèrent la disparition des papillons  et des libellules ; les agriculteurs constatèrent rapidement que les récoltes ne donnaient rien. Les insectes pollinisateurs, abeilles en tête, avaient suivi le mouvement. Les fleurs fanaient stérilement comme les bouses de vache abandonnées dans les prairies. En quelques mois, la situation devint alarmante. Les silos se vidaient et ne se remplissaient plus. On était à deux doigts d’une famine à l’échelle planétaire, et de la guerre. Cela faisait des siècles que l’homme essayait de se débarrasser des insectes, et maintenant que ceux-ci avaient disparu (sans qu’on sache ni où, ni comment), l’homme semblait devoir les accompagner dans le néant.
C’est alors qu’ils réapparurent. D’abord une seule mouche. Elle s’était introduite dans un studio de la radiodiffusion nationale et s’était mise à tourner avec obstination autour d’un micro sous les yeux médusés du ministre invité ce jour-là. Elle tournait régulièrement, et l’ingénieur du son crut discerner dans son manège des constantes dans les fréquences obtenues. Il enregistra le bourdonnement et on entreprit de décoder ce qui ressemblait à un langage. C’en était un ; le discours de l’insecte était en réalité un message. Les mouches avaient réussi à fédérer autour d’elles une bonne partie de la gent entomologique, et même quelques arachnides. Ensemble, ils avaient fomenté cette « grève des insectes » pour forcer les hommes à changer leurs comportements envers eux, et la mouche bourdonnante était porteuse de revendications.
Un siège fut réservé à l’ONU aux délégués des insectes et on commença les négociations. Elles portèrent surtout sur les armes de destruction massive des humains que les insectes voulaient voir éradiquées, tant pour les usages industriels que domestiques : les fabricants d'insecticide devraient se reconvertir ou disparaitre. En compensation, les hommes obtinrent l’instauration d’un quota de piqures par personne, et que les plus faibles seraient épargnés. Les moustiquaires et autres répulsifs restèrent admis. Il y eut des exigences plus symboliques, comme la suppression de la tapette, dont les mouches trouvaient la dénomination même infamante. Après tout, disaient elles, les vaches les chassaient à coups de queue. Les hommes n’avaient qu’à faire de même ! Le papier attrape-mouche fut déclaré instrument de torture. Les papillons exigèrent une cérémonie d’hommage aux victimes des collectionneurs. En outre, ceux-ci devraient se promener avec une pancarte sur le dos « butterfly hunter : shame on me ». Les araignées désiraient que l’on n’appelle plus les papes par leur nom, mais elles n’obtinrent pas satisfaction, alors elles retournèrent à leurs toiles.
Quand ce fut au tour des abeilles de parler, elles furent douces, mais fermes : elles refusaient désormais de participer à la fécondation de plantes dont les graines étaient stériles. Monsanto devrait renoncer à ses brevets. Ensuite, elles ne voulaient plus risquer leur santé dans des champs saturés de pesticides. On discuta bien sur des quotas de production, pour la forme, mais dans le fond, les hommes n’avaient guère de moyen de pression. Et l’on se plia à leurs exigences. Moyennant quoi, les abeilles se remirent immédiatement au travail. On signa des traités qui mettaient en valeur la « nécessaire Harmonie des hommes et des insectes au sein de la Nature », on ressema, on regarda les graines pousser, les fleurs éclore, on s’extasia comme jamais devant les fruits obtenus, et le miel coula à flots. Ainsi prit fin ce qu’on appela « la grève des mouches ». L’année suivante, inspirés par l’exemple, les chefs d’État et d’armée du monde entier entreprirent une semblable retraite. Personne n’en conçut le moindre désagrément, et on les oublia.