Le train s'est figé le long du quai. La porte s'ouvre et Leila est immédiatement happée par le brouhaha
et l'épaisse chaleur de l'après-midi qui contrastent avec l'atmosphère douce et
feutrée de son compartiment. Comme elle ne bouge pas, les voyageurs derrière
elle ne l'attendent plus et la contournent pour descendre dans cette gare
étrangère. Le chef de train avait annoncé « Bruxelles-gare du Midi »,
Nassim lui avait dit : « Je viendrai te chercher à la gare du Midi ».
Pourtant, elle hésite, comme si ce petit escalier la coupait du monde derrière
elle plus sûrement que l’embarquement dans l’avion pour Paris, tôt ce matin, à
Oran. Elle pense qu’elle va peut-être passer ici cinq ans de sa vie. « Si
longtemps ? » « Le temps qu’il faudra ; un master en
psychologie, ça ne se décroche pas comme à la foire » avait répondu Nassim.
Elle s'était demandé si ses condisciples l’appelleraient entre elles Leila
l’Algérienne ou Leila l’a... Un contrôleur arrive, qui se méprend sur son
hésitation. « Vous avez besoin d’aide, Mademoiselle ? » Elle dit
« Non », elle dit « Non, merci. » Non, elle n’a pas besoin
d’aide. Pas plus aujourd’hui qu’hier. Elle tâte de la semelle l’arête de
l’escalier qui s’amorce et, empoignant sa valise, elle franchit les deux
marches qui la séparaient encore de la Belgique. Elle fait encore deux pas pour
s’éloigner du train, et elle s’immobilise.
Autour d'elle, elle perçoit les allées et venues des voyageurs
pressés ou désinvoltes, une lointaine odeur de pâtisserie, un peu écœurante, et
la chaleur toujours. Nassim lui avait pourtant dit : « Il fait
chaud », mais elle était quand même partie avec son fantasme de ville du
nord, froide et pluvieuse. Et la voilà, seule, qui transpire sous son
imperméable. On annonce en français et dans une langue qu'elle ne comprend pas,
les départs de trains pour des villes dont elle n'a jamais entendu parler.
Leila reste immobile, la main sur la poignée télescopique de sa valise, le
visage vers le haut, à l'affût du moindre signe. Elle aurait dû appeler Nassim,
lui dire le numéro du wagon. Elle l'imagine arpentant tout le quai,
bousculant les passants. Ça ne servirait plus à rien d’appeler maintenant, elle
ne sait pas où elle est. Alors, elle attend. Elle a confiance. Nassim viendra.
Il vient toujours. Il a toujours été là.
Alors, quand deux mains se
posent sur ses yeux, quand une voix derrière elle fait : « Coucou, c'est qui ? », elle sait. Une seule personne peut se permettre cela, peut l'oser, a
suffisamment d'humour, suffisamment d’amour. Elle se retourne. Elle a reconnu la voix, bien sûr. Elle se retourne, lentement. Elle a lâché la
valise. Ses doigts sont déjà sur le visage. Elle explore, elle cherche. Il n’y
a rien à trouver, elle sait. Ses pouces palpent la broussaille des sourcils,
s’égarent un peu sur le front, puis descendent le long du nez. Les autres
doigts vont des tempes aux pommettes en contournant les yeux, puis descendent
vers les joues. Il est rasé d’hier. Il est toujours
rasé d’hier. Mais comment fait-il ? Elle s’attarde un peu sur la
bouche ; les lèvres sont sèches et elle sent le sourire qu’elles forment.
Elle murmure : « petit frère ».
Alors seulement, elle se
jette dans ses bras et l’enlace, et ses yeux qui n’ont jamais rien vu,
pleurent, pleurent cette peine si longtemps retenue autant que la joie des
retrouvailles. « Petit frère » dit-elle encore, chantant presque. « Petit
frère » Nassim se laisse submerger par la tendresse de sa sœur. Il la
serre contre lui, à sentir battre son cœur. « Si longtemps, si longtemps »
dit-elle. « Si longtemps », répond-il.
Doucement, ils se séparent,
et Nassim maintient sa cadette à bout de bras pour la contempler.
Il pense : « Les photos et internet, ça ne remplace pas ça. »
Elle pense : « Il me regarde. »
Il pense : « Petite sœur, tu vas faire des ravages, ici. Il faudra que je te protège de ton sourire. »
Elle pense qu’il fait de plus en plus chaud sous cet imper. Il s’en aperçoit soudain : « Mais qu’est-ce que tu fais avec cet imperméable ? Je t’avais dit qu’il ferait chaud », la gronde-t-il. « Tu ne m’écoutes jamais. » Non, elle n’écoute jamais. Et pourtant, elle se laisse bercer par cette fausse colère qui lui rappelle son enfance. Elle se laisse débarrasser. Elle se laisse faire. Il a pris son imper, il a empoigné la valise d’où dépasse d’une des poches, la canne blanche pliée en quatre. Elle n’en a plus besoin. Elle n’a plus qu’à s’accrocher au bras de son frère et à mettre ses pas dans les siens.
Il pense : « Les photos et internet, ça ne remplace pas ça. »
Elle pense : « Il me regarde. »
Il pense : « Petite sœur, tu vas faire des ravages, ici. Il faudra que je te protège de ton sourire. »
Elle pense qu’il fait de plus en plus chaud sous cet imper. Il s’en aperçoit soudain : « Mais qu’est-ce que tu fais avec cet imperméable ? Je t’avais dit qu’il ferait chaud », la gronde-t-il. « Tu ne m’écoutes jamais. » Non, elle n’écoute jamais. Et pourtant, elle se laisse bercer par cette fausse colère qui lui rappelle son enfance. Elle se laisse débarrasser. Elle se laisse faire. Il a pris son imper, il a empoigné la valise d’où dépasse d’une des poches, la canne blanche pliée en quatre. Elle n’en a plus besoin. Elle n’a plus qu’à s’accrocher au bras de son frère et à mettre ses pas dans les siens.
–
Viens.
On va déposer tes affaires à notre kot et puis on fera ce que tu voudras.
–
Notre
quoi ?
–
Leila,
je t’ai déjà expliqué cent fois ce qu’était un « kot » à Bruxelles.
Il prononce
« Brusselles » comme tout le monde, ici. Leila sourit. Elle n’est
plus à l’étranger, dans la ville froide du nord. Elle est chez son « petit
frère » Nassim. Il lui racontera tout. Bientôt, elle connaitra
« Brusselles » par cœur grâce à lui, comme elle a appris la moindre
ruelle d’Oran ; il lui racontait tout. Il lui racontera tout.
–
Même
Manneken-pis ?
–
Même
Manneken-pis.