dimanche 16 septembre 2012

La vie imite l'art


François s’était mis à peindre sur le tard. Affrontant bravement sa honte de ne pas y connaître grand-chose, il s’était inscrit à l’académie de son quartier. Il savait ce qu’il voulait : le cadre, la toile, le chevalet, la peinture à l’huile... Il commença pourtant comme tout le monde par apprendre par quel bout se tient un fusain. Au bout de quelques années, il se sentit assez sûr de lui pour inaugurer le matériel acheté dès le début chez le spécialiste. Il s’adonnait à la peinture comme d’autres à la pêche à la ligne : elle était oubli et méditation. Il ne négligeait pourtant pas le sérieux de la chose, et s’était abonné à diverses revues enseignant l’histoire et la technique. Sur les conseils de Rosalie, qui s’enorgueillissait d’avoir un mari artiste, il avait même sacrifié les revenus que leur procurait la petite chambre d’étudiant afin d’y aménager un atelier qui bénéficiât d’une bonne lumière naturelle. Il y peignait des natures mortes, ou retouchait les paysages saisonniers commencés lors d’escapades dominicales dans des coins préservés de sa petite banlieue. C’était l’essentiel de sa production. Il avait peu goûté, à l’académie, l’exercice du nu ou même du portrait, qui demandaient une rapidité d’exécution et une aptitude à pénétrer l’intime du sujet dont il se sentait incapable.  
Rosalie le poussait à exposer, mais il savait n’être qu’un petit peintre du dimanche, besogneux, sans intérêt et sans postérité. Quelques-unes de ses toiles ornaient les salons de leurs connaissances –Rosalie tenait beaucoup à ces cadeaux si personnels-, la plupart finissait dans des caves en attendant la brocante. Lui-même en récupérait beaucoup pour en faire de nouvelles.

Elle avait beaucoup insisté pour qu’il peignît son portrait ; un peu plus qu’il n‘avait résisté. Il avait eu beau lui répéter que ce n’était pas son fort, qu’il allait la rater, l’enlaidir même, il avait cédé. Avaient alors commencé les séances de pose où Rosalie, toute pimpante et guillerette, prenait place sur la tablette habituellement réservée aux pots de fleurs et aux compositions diverses.

Elle n’avait jusque là eu que des éloges pour le travail de François. Beau, joli, étaient ses adjectifs favoris pour le qualifier, surtout en présence des amis. Cependant, son enthousiasme s’émoussa vite face à la patience que nécessitait l’exécution de l’œuvre, et son admiration fit place à de l’étonnement : « Penses-tu vraiment que mes oreilles soient si décollées ? Est-ce que je n’ai pas un peu l’air de loucher ? » Encore heureux qu’elle ne lui ait pas demandé un nu ! François retouchait, retouchait sans fin, étalant au couteau, précisant au pinceau et pour finir, remettait au lendemain. « La lumière n’est plus suffisante » prétextait-il.
Les séances s’accumulaient ; il s’énervait : « Tu as bougé ! Comment veux-tu que je travaille dans ces conditions ? » Elle rétorquait qu’il ne lui fallait pas autant de temps pour peindre ses pots de fleurs. Ils se disputaient ; puis se rabibochaient. Mais la peinture n’était plus sérénité pour François. Il annonça son intention de ranger définitivement ses pinceaux. Rosalie s’en voulut. « Essaie encore, une dernière fois. Si ça ne va pas, je n’insisterai plus. » À contrecœur, il accepta de remonter dans la mansarde avec elle, et il reprit ses outils. À la faveur d’une pause, elle vint constater l’avancement : « Ce rouge-là pour les lèvres, tu crois vraiment ? » Il était en train de nettoyer son couteau. En une demi seconde, celui-ci fut dans la gorge de Rosalie, lui tranchant la carotide. Elle s’effondra en gargouillant dans le fauteuil, où elle succomba quelques instants plus tard. D’un air hébété, François contempla un moment le corps inerte qui ressemblait à une vieille poupée. Alors il installa une nouvelle toile sur son chevalet pour en commencer l’esquisse au fusain.
Le tableau, qu’il intitula « Rosalie en nature morte », eut un grand succès de presse, à la rubrique « faits divers ».


Illustrations © Gilles Brault