samedi 15 septembre 2012

Laurent


Pour avoir le feu vert à l’extrémité de la rue, deux options se présentaient à Laurent : soit rouler à 40 km/h, soit dépasser le 70. La présence de nombreux policiers dans ce quartier d’ambassades et institutions diverses rendait la deuxième option risquée. Quant à la première, Laurent ne pouvait tout simplement pas se résoudre à rouler quasiment au pas sur 300 mètres. Il roulait donc un peu au dessus du maximum autorisé en se préparant à décélérer au feu. Finalement, il faisait comme tout le monde : il jouait à l’accordéon. Tout en conduisant, il pianotait sur son smartphone « Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? » Mais il hésitait à envoyer le message à Marianne ; elle serait capable de l’envoyer faire les courses ! Laurent avait pourtant bien envie d’un petit plat fin. Du basilic ? Des champignons ! Des girolles, avec des lardons et de la crème sur des magrets de canard ! Il se sentait généralement plein d'appétit après son petit extra du jeudi, jour de son cinq à sept avec Natacha.
Natacha... Il avait fait sa connaissance alors qu'elle était stagiaire au bureau. Il s’était fait un plaisir de la guider –et de la suivre !– dans les méandres du cinquième étage avant d’intriguer auprès de la cheffe de service pour que l’évaluation du stage lui échût. Celui-ci s’était évidemment bien passé et Laurent lui avait bien évidemment concocté un rapport élogieux. Elle avait ainsi obtenu grâce à lui, un emploi prometteur. C’était au printemps de l’année passée, et après quelques épisodes hôteliers, voire plus scabreux, ils en étaient venus à se retrouver au rythme d’un après-midi par semaine dans le petit 35 m2 de Natacha. Ils s’étaient même offert deux ou trois week-ends à la campagne, sous couvert de « team buildings payés par la boîte ». Et voilà : Laurent avait une maitresse. Il aimait ce nom de « maitresse », ça lui avait un parfum d’aventure et d’interdit, et un petit goût de luxe aussi : Lui, il avait deux femmes ! Et tout à son aventure, il nageait en plein bleu, même s’il avait déjà failli se disputer avec sa « petite stagiaire » –c’est comme ça qu’il l’appelait– lorsqu’elle montra un peu trop d’empressement à le voir divorcer d'avec « cette femme qui ne le rendait pas heureux et qui ne lui avait pas donné d'enfant », alors qu’elle, voulait lui en donner un, voire plusieurs. Mais il lui avait fait comprendre qu’elle était encore jeune, qu’ils avaient le temps. Il s’était senti très sûr de lui, très mâle protecteur, adulte qui sait, face à la jeune fille encore pleine des rêves de son printemps. Et il l’avait convaincue, sans devoir mettre dans la balance le trouble que lui causait l’idée d’affronter la responsabilité de la détresse de Marianne, ni surtout lui avouer que la paternité ne lui avait jamais manqué jusqu’ici.
Marianne, elle, ne se doutait de rien. « Jusque quand ? » pensait-il parfois avec angoisse. Son horaire d’institutrice lui laissait assez de temps pour gérer le ménage et sortir avec ses copines et Laurent se plaisait à l’imaginer heureuse et épanouie dans le mariage comme dans sa vie professionnelle. Hormis quelques soirées avec les amis de leurs vingt ans ou des sorties au cinéma, ils ne partageaient plus grand-chose, mais après tout, c’était le lot commun de nombreux vieux couples. Se rassurant ainsi à peu de frais, il pouvait de nouveau se satisfaire de sa double vie : une femme comblant sa libido et son égo, l’autre assurant sa respectabilité sociale, sans oublier ses talents de cuisinière...
Les yeux fixés sur son écran, il n’a pas vu que l’Audi qui le précédait a freiné sec pour laisser passer un couple de piétons trop décidés. En une fraction de seconde, les pare-chocs furent désintégrés et il se retrouva le nez dans l’airbag, son téléphone perdu entre les pédales. Il émergea de son coussin gonflable tout éberlué alors que derrière lui, les suivants s’énervaient déjà. La conductrice de l’Audi, elle, était déjà dehors, à invectiver les piétons qui s’éloignaient sans s’inquiéter outre mesure de ce qui se passait derrière eux. À peine la jeune fille avait-elle esquissé un doigt d’honneur sans se retourner. Ils étaient déjà sur le trottoir et continuaient leur chemin en amoureux. La dame se rabattit alors sur Laurent en s’exprimant avec un fort accent slave : « Et vous, vous ne pouvez pas regarder où vous roulez ?! Et qu’est-ce que vous attendez pour les rattraper ? » Tout en aboyant sur Laurent, elle gesticulait éloquemment à l’attention de la file des virtuoses du klaxon qui s’allongeait derrière eux : ils attendraient qu’elle ait réglé ses problèmes ! Laurent s’extirpa de sa voiture pendant que la dame slave était retournée à la sienne pour calmer ses bambins à grands coups de hurlements. Il constata les dégâts : les réparations allaient coûter un maximum. Pourvu que personne n’ait vu qu’il était au téléphone, sans quoi, l’assurance allait lui retomber dessus ! Ensuite, il s’avisa qu’il n’arriverait jamais chez Natacha et qu’il ferait aussi bien de l’appeler ; il récupéra donc son portable sous le fauteuil.
Mais la dame ne lui laissa pas le temps, qui répétait : « Rattrapez-les ! C’est de leur faute » Docile, il suivit alors la direction qu’elle lui indiquait, mais le couple avait déjà disparu derrière un coin. Il se mit à courir, son téléphone à la main. Il entendit qu’il avait un message, qu’il prit le temps de lire ; il avait toujours du temps pour ses messages. C’était Natacha : « Chéri, ne viens pas cet après-midi, je suis terriblement fatiguée. Kissou » Tant mieux pensa-t-il. Finalement, cet accident avait du bon : il était toujours plus ou moins dégoûté par les « indispositions » des femmes. Il s’en retourna donc à sa poursuite des piétons désinvoltes. Hé ! les apostrophe-t-il, les apercevant enfin, hé, vous deux ! En quelques secondes, il les avait rejoints. Les deux jeunes gens se retournèrent, étonnés. Pas autant cependant que Laurent qui reconnut Natacha, le GSM encore à la main, l’air plus rayonnante qu’il ne l’avait jamais vue.