vendredi 17 février 2012

Départ

J’avais refermé la porte derrière moi en frissonnant. J’abandonnais pour toujours la sécurité de mon enfance et la routine des jours toujours aux autres pareils. Je ressentais le vertige et l’émotion que devait ressentir le parachutiste au moment de son premier saut. Mais mon envol n’aurait jamais de fin. L’Amérique et les grands espaces m’attendaient.

La veille, j’avais révisé mon vélo : les freins, le dérailleur, les lumières... Tout fonctionnait au quart de tour. Mon sac aussi était prêt, encore qu’il ne contînt que le strict minimum : des vêtements pour affronter toutes les saisons, un sac de couchage, la tente Igloo « empruntée » à ma sœur, une trousse de toilette –sans rasoir, car j’étais bien décidé à me laisser pousser la barbe ; enfin, de quoi cuisiner en plein air et mon indispensable canif multifonction. Mais surtout, le carnet toilé acheté hier chez Club, où je consignerais désormais mes aventures.
Il était à peine 6 heures 30. J’avais évité de déjeuner par peur de réveiller la maisonnée. Je grimpai donc la rue jusqu’au petit snack où je commandai café, croissant et jus d’orange. Tout en mangeant, je surveillais mon vélo à travers la vitre. De l’autre côté de la rue se dressait la façade de l’école, fermée pour la durée des congés. Dans quelques jours, Max, Alizé, Farid et les autres reviendraient s’y ennuyer. La tête qu’ils feraient quand le directeur, avec son air de croque-mort empaillé, viendrait leur annoncer que : « Votre camarade Alexandre nous a quittés, semble-t-il. Si l’un ou l’une d’entre vous recevait de ses nouvelles, il serait judicieux de prévenir ses parents... »! Puis il quitterait la classe en proie au brouhaha qui suit les grandes nouvelles. Et le prof aurait bien du mal à rétablir le calme. Quelques minutes gagnées sur l’ennui du cours grâce à moi !
Un coup d’œil à l’horloge me ramena au présent : 7 heures passées, il fallait que je me mette en route. Après avoir payé, j’enfourchai mon vélo. Mon intention était de rejoindre Halle via le canal et de là, obliquer vers le nord de la France. Ensuite, le Havre et ses cargos transatlantiques où je me ferais engager comme mousse. J’avais hâte de passer la frontière !
Je roulais vite en descendant l’avenue du Parc. C’est alors qu’une piétonne surgie d’entre deux voitures coupa ma trajectoire. La collision était inévitable et je me retrouvai par terre, dix mètres plus loin, apparemment indemne. Je me relevai, prêt à invectiver la fautive, toujours plantée sur son postérieur, mais déjà un homme la soulevait par les aisselles, s’efforçant de la remettre d’aplomb. Et ce fut lui qui m’abreuva d’injures, il voulait faire un constat. Il exigea ma carte d’identité, prit note de mes coordonnées, sans cesser de fustiger l’irresponsabilité des jeunes et leur manque de respect pour les adultes. Je bredouillai que c’était sa femme qui... « Rien du tout » coupa-t-il « Vous aurez de mes nouvelles, jeune voyou ! » Enfin, il monta dans sa voiture avec sa femme et s’éloigna. Ouf ! Après tout, je m’en fichais et il pouvait bien me faire un procès : bientôt, je serais loin.
Je retournai vers mon vélo et le redressai ; l’aventure continuait ! Mais au bout de quelques mètres, il fut évident que je ne pourrais pas aller loin dans cet état : le cavalier et sa monture renâclaient. Une douleur au poignet droit s’insinuait lentement, mais surtout, mon vélo rendait un bruit de ferraille qui trahissait une roue irrémédiablement voilée. Je m’arrêtai pour constater l’étendue du désastre. C’est à ce moment qu’une voiture s’arrêta. C’était Castaing, mon prof de français. Il évalua directement la situation : « En panne, Demesmaker ? » Comme je ne savais quoi lui répondre, il prit mon silence pour un appel à l’aide. Il sortit, et d’autorité embarqua mon vélo à l’arrière de son break. « Je vous ramène chez vous, ça ne me fait pas un grand détour. Montez ! » dit-il dans la foulée.
Cinq minutes plus tard, j’étais de retour devant la maison de mes parents avec mes projets en panne et mon vélo tordu. C’est alors que ma sœur sortit. « Tiens, tu tombes bien ! » dit-elle, « T’as pas vu ma tente Igloo ? Je pars à un festival avec mes copines... »