vendredi 16 décembre 2011

Marianne

Marianne sort de chez elle. Dans le caniveau, un paquet de feuilles mortes amassées par le balayeur attend son coup de pelle. Dans le ciel, des paquets de nuages alternent l’ombre et la lumière au gré du vent piquant. Marianne ne regarde pas le ciel. Par contre, elle a très envie de shooter dans le tas de feuilles comme quand elle avait neuf ans et qu’elle voulait être un garçon. Mais aujourd’hui, elle a 37 ans et le travail des autres, ça se respecte, alors elle refoule son désir, un de plus, et s’en va son chemin. Elle a 5 minutes à marcher pour rejoindre la gare où l’attend le bus qui l’amène chaque jour à son travail bruxellois. Marianne est institutrice et le jeudi, elle ne commence qu’après la récréation. Laurent lui, est parti à son bureau depuis plus d’une heure. C’est le seul jour où il fait le café.
Ça ne va pas fort, ces temps-ci. L’automne ? Le changement d’heure ? Sa classe, une cinquième, n’est pas pire qu’une autre. Ça ne va pas fort, c’est tout. Elle a deux minutes avant le départ, le temps de fumer sa quatrième cigarette de la journée. Elle les compte. Peut-être un jour se décidera-t-elle à arrêter. Geneviève lui a dit l’autre jour en l’auscultant qu’elle pouvait l’aider. Du coup, elle se rappelle son rendez-vous d’après l’école. Elle aura le temps de se balader entre les deux. Peut-être faire un magasin ? Elle sourit fugitivement à cette idée. Le chauffeur lance le moteur. Elle jette sa cigarette et grimpe dans le bus. Elle salue machinalement tout en montrant son abonnement et s’assied à sa place habituelle. Il y a 45 minutes de trajet : c’est largement assez pour corriger les cinq copies qui lui restent.
À l'école, la journée se passe, mais Marianne est absente. Ses élèves sont étrangement calmes, comme s’ils sentaient que rien ne pouvait l’atteindre aujourd’hui. Elle n’entend rien non plus de ce qui fait s’agiter ses collègues : le projet de réforme de ce crétin de Ministre, la brocante annuelle dans la salle de gym, l’accouchement de Chantal… La journée se passe et Marianne donne ses cours en pilotage automatique. Après la cloche, le directeur la retient. « C’est fichu pour les magasins » pense-t-elle sans plus, mais que lui dit-il ? Elle serait incapable de s’en rappeler. Elle nage dans une sorte de spleen. Le directeur la libère enfin et elle part à son rendez-vous. Elle peut aller à pied, l’hôpital n’est pas loin.
Deux heures plus tard, elle est assise dans la salle d’attente, sans pouvoir se concentrer sur les revues défraichies. Le gentil jeune homme lui a demandé de patienter un petit instant. Elle s’était sentie un peu mal à l’aise quand elle avait dû dénuder sa poitrine, mais il avait été très délicat, très professionnel. « Un quart d’heure, pas plus » lui avait-il dit après l’examen. Alors, elle attendait là depuis trente minutes, repensant à ce que Geneviève lui avait dit, sans paraitre plus alarmée : « Un petit kyste. Ce n’est sûrement pas grave, mais il vaudrait mieux faire une mamo. » Elle est vaguement angoissée. Elle fumerait bien une cigarette. Elle sourit : « Pas dans un hôpital ! »
Soudain, elle aperçoit Geneviève en discussion avec le gentil jeune homme. Leurs regards se croisent. Geneviève semble hésiter un instant, puis se dirige vers elle. Elles s’embrassent, s’asseyent. Ça fait bizarre de voir sa copine-toubib dans cet hôpital, pense Marianne. Geneviève lui sourit, elle ouvre la bouche, les mots restent calés au bord des lèvres, puis elle lâche : « C’est positif. »
-       Ça…veut dire que tout va bien ?
Geneviève est embarrassée : « C’est vraiment une tumeur. »
Marianne regarde sa copine, puis elle regarde sa toubib. Elle ne sait plus laquelle des deux lui parle. Ça commence à tourner dans sa tête, tous ces mots qu’elle avait soigneusement ignorés ces derniers jours. Cancer, cancer du sein, cancer au sein de sa vie, cancer. Sa vie s’arrête. Sa vie s’arrête . Précisément. Elle n’écoute pas les propos rassurants de Geneviève : « Il est encore jeune… sans doute pas de métastases… chirurgie réparatrice… des milliers de femmes… perruques… bla-bla-bla… » Elle pense à Laurent qui ne la regarde déjà plus et qui maintenant ne va plus voir que ça ! Marianne se lève, elle quitte la salle d’attente et ne sait pas comment elle se retrouve sur le trottoir, KO debout. Elle fouille son sac, trouve ses cigarettes. « Mais quelle conne je suis ! » Elle a envie de hurler : « Quelle conne je suis ! Je vais crever, et je fume, et je vous emmerde ! » Mais personne ne lui prête attention, alors elle allume sa dernière clope de la journée, jette son paquet vide dans la première poubelle venue et s’en va prendre son bus. Le soir tombe, un petit crachin froid s’est installé sur la ville.