mardi 29 novembre 2011

Dix ans de chien

Marcelle trottine à travers le rayon, choisissant différentes saveurs, et entasse ainsi dans son caddy autant de sacs de croquettes et de boîtes de pâtée qu’il peut en contenir, et pour finir, un chou à la crème. Après la caisse, elle retrouve dehors, abrités de la bruine par l’auvent du Delhaize, six chiens de tailles diverses et de races non identifiables. Elle détache la laisse commune et, les chiens devant et le caddy derrière, elle rejoint son petit rez-de-chaussée ixellois. À la maison, l’attendent encore un bâtard cacochyme et un canari aphone. Elle vit donc là, au milieu de cette ménagerie. Ils n’ont pas de nom ; elle les appelle : « mes petits voleurs d’amour ». Ça avait commencé avec un infâme teckel recueilli quelques semaines après le décès d’Ernest, son mari. D’autres étaient venus, certains étaient morts, vite remplacés : les enfants trouvant un cabot errant, la dame qui partait en maison de retraite, les héritiers qui voulaient bien le buffet en chêne mais pas le clebs... Tous passaient voir si « la dame aux chiens » n’accepterait pas un nouveau pensionnaire. Ça faisait quinze ans maintenant.
Quinze ans qu’Ernest l’avait laissée seule après trente-cinq ans de vie commune. Elle l’avait rencontré au bal où sa maman l’avait emmenée. Ils s’étaient revus, il était gentil, et quand il s’était présenté un jour à la maison, tout endimanché pour demander sa main, sa mère n’avait pas été longue à convaincre : lui ou un autre... Marcelle n’avait pourtant que dix-huit ans. Ils s’étaient mariés rapidement et le couple s’installa dans ce petit appartement qu’elle occupe encore aujourd’hui. Ils avaient eu un enfant, mort en bas âge, puis Marcelle avait fait deux fausses couches. Ils n’avaient pas insisté, et la vie avait continué. Ernest avait fait toute sa carrière comme chauffeur-livreur, Marcelle gérait le ménage et parfois faisait celui des autres, pour mettre du beurre dans les épinards. Leurs amis étaient des collègues d’Ernest. Ils se réunissaient quelques fois en couples pour aller dîner dans une taverne du centre. Les hommes buvaient et parlaient fort, et finissaient invariablement par s’esclaffer de blagues grasses et paillardes. Elle les avait vus encore quelques fois après que le cancer eût emporté Ernest, puis les visites s’espacèrent, laissant la place à un coup de téléphone, une carte postale, et puis plus rien.
Quand elle regarde en arrière, elle ne conserve que peu de souvenir de son enfance : une photo de son père, mort l’année de ses 6 ans. Sa mère avait dû alors travailler pour l’élever, avant de se remarier quatre ans plus tard. Mais il n’était pas resté longtemps, celui que la petite fille appelait « Tonton Antoine ». Marcelle se souvient de sa gentillesse quand il l’aidait à passer sa robe de nuit, et de ses bisous mouillés. Elle avait douze ans quand elle demanda à sa mère pourquoi il avait soudainement disparu, celle-ci répondit par un grognement dont elle ne put distinguer que les mots « saligaud » et « vicieuse ». Alors, la vie avait repris pour la mère et la fille, encore plus triste qu’après la mort du père. Un jour, pour rompre l’étouffement de cette solitude à deux, elle avait demandé à sa mère un chien. « Les chiens, c’est comme les petites filles : c’est voleurs d’amour et compagnie ! » lui répondit-elle de ce ton aigre qui ne la quittait plus quand elle s’adressait à sa fille.
Marcelle avait alors continué de grandir sagement, tristement, jusqu’à son mariage. Et puis sa vie s’était figée. Elle a soixante-huit ans aujourd’hui. Le chou à la crème, c’est pour elle. Soixante-huit ans : dix ans de chien.
Fin ?
* * * * *
Elle en est à remplir les écuelles lorsque la sonnette retentit. Marcelle n’attend personne. Ses mules glissent jusqu’à la porte d’entrée. Elle ouvre. C’est un chat. Noir, superbe. Il trône au milieu du trottoir, face à la porte. Marcelle jette un coup d’œil à droite à gauche, et sur ces entrefaites le chat entre, sûr de lui, à pas lents. Arrivé à la salle à manger, il bondit sur la table en passant par une chaise et reprend là sa pose de Sphinx, hiératique. Marcelle l’a suivi, médusée, tout comme les chiens dont pas un seul n’a songé à aboyer. Si le canari n’était pas déjà aphone, nul doute qu’il serait resté muet de stupeur. Ils sont là, tout autour de la table, Marcelle et ses sept cabots, comme à attendre la parole divine.
Et le chat parle ! Marcelle l’entend très nettement. Elle n’est pas la seule : le chat parle simultanément le langage des chiens et des vieilles dames seules. Mais c’est le canari qui réagit d’abord, qui pour la première fois depuis des années, se remet à chanter.
Fin

un mohai à Ixelles