vendredi 27 février 2015

Mireille


J’aime bien Mireille ; Josiane, moins.
Entendons-nous bien : je ne veux pas dire par là que je préfère l'amie de ma fille à ma femme, mais bien que ma femme a un souci avec celle-ci. Pourtant, quand Mélanie nous avait présenté Mireille, Josiane l’avait trouvée charmante. Il faut dire que jusqu’alors, les copains de notre fille, c’étaient plutôt des rappeurs à casquette qui semblaient nous prendre pour des zombies. Alors, cette gamine toute fraiche, toute pimpante, qui redonnait à Mélanie le goût des études, cela avait été un vrai bol d’air pour Josiane.
C’est vrai qu’on s’inquiétait pour son avenir à Mélanie; elle n’avait pas l’air de s’amuser beaucoup dans ses études de pharmacie et certains jours, elle revenait de l’université avec un drôle d’air. « On a fait un labo » disait-elle. Faut-il vraiment que les étudiants essaient eux-mêmes tous les médicaments ? Bref, Josiane et moi, on a tout de suite vu la différence entre Mireille et les autres copains. « Ça a tout de suite été le coup de foudre » nous ont-elles expliqué. Manifestement, elles s’entendaient bien ; elles étaient joyeuses, et quand Mireille partageait notre dîner, toutes deux parlaient de leurs cours, de leurs profs, de la vie sur le campus ; des étudiantes modèle, quoi ! Mélanie découchait toujours autant, mais de la savoir avec son amie on était rassurés : « Elle étudient » se disait-on. Et les rappeurs avaient disparu du paysage. De mon côté, je n’étais pas insensible aux charmes de cette jolie rousse à l’œil coquin, aux jambes de mannequin, aux... enfin bon. Le fantasme y trouvait son compte ; en tout bien tout honneur, bien sûr ! Mais on peut rêver...
De son côté, Josiane attendait le Prince charmant. Je veux dire : pour sa fille. Elle espérait que Mélanie lui présenterait un jour un jeune étudiant en dentisterie —à chacun ses fantasmes—, avec mariage et une flopée de petits-enfants à la clé. Les quelques prétendants au titre qui s’étaient présentés ne l’avaient guère convaincue. Heureusement, Mélanie s’en était elle-même désintéressée assez vite. Mais, régulièrement, sa mère s’acharnait à s’enquérir de sa vie sentimentale et de ses projets.
-       « Maman, je n’ai que 22 ans ! »
-       « Hé bien, j’en avais 20 quand ton père m’a épousée. »
Mélanie nous considérait alors avec une sorte d’indulgence navrée et la conversation s’arrêtait là.
Quand arriva le printemps, annonciateur du blocus de fin de session, nous ne vîmes plus les deux amies que lors de repas dominicaux auxquels Josiane tenait beaucoup. Mais pour les études, le petit flat de Mireille offrait, disaient-elles, plus de confort. Josiane peinait à se faire à l’éloignement croissant de sa progéniture, mais comme je le lui répétais, il faudrait bien un jour que notre fille fasse sa vie et en attendant, il fallait qu’elle réussisse l’université. Et justement, l’énergie communicative de Mireille avait porté ses fruits : pas un seul échec. Pour la première fois depuis l’école primaire, Mélanie allait pouvoir passer des vacances d’été sans deuxième session. Bref, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, hormis pour Josiane, le gendre idéal qui tardait à arriver à se présenter.
C’est dans l’euphorie de la réussite que Mélanie entreprit de nous faire part d’une « grande nouvelle ». Je surpris le regard extatique de ma femme quand sa petite fille chérie commença avec un drôle de sourire : « Maman, Papa, je suis amoureuse... », mais je la vis se liquéfier en entendant la suite : depuis six mois, notre fille filait le parfait amour avec Mireille.  
-       «  Tu veux dire que c’est (les mots eurent du mal à passer) ta petite amie ? »
-       « Oui. »
-       «  A... alors, quand tu dors chez elle, tu... vous... ? »
-       «  Oui, avait coupé Mélanie. »
Josiane avait fondu en larmes. Ses rêves de grand-mère aux confitures s’évaporaient. Mélanie ne s’était pas étonnée outre mesure de cette réaction et essaya à peine de consoler sa mère. Les repas familiaux n’eurent plus la même saveur, mais ils continuèrent ; toute mortifiée qu’elle fût, Josiane ne pouvait se résoudre à couper le cordon et elle fut bien obligée d’accepter Mireille comme sa belle-fille. Elle n’avait pourtant pas encore tout vu : Un dimanche, les deux filles arrivèrent accompagnées d’un ignoble clébard,  bruyant et névrosé, qui occupait bien plus d’espace que ses 400 grammes de nerfs et d’os ne le laissaient supposer. Elles l’avaient baptisé Rambo. « En attendant d’avoir des enfants » avait minaudé la rouquine copine. Quand elles furent parties, Josiane explosa : « Des enfants ? Mais de qui seraient-ils ? » Elle ne se voyait vraiment pas pouponner avec amour des enfants adoptés, ou nés de père inconnu. « Et par quelle opération, Grand Dieu ? » Josiane n’a pas toujours de suite dans les idées. Voulait-elle ou ne voulait-elle pas de petits-enfants ?
Mélanie, qui avait cru discerner un certain agacement chez sa mère, convainquit sans doute son amie de ne plus remettre le sujet sur la table. La crise passa, et la vie continua. On les vit même plus souvent à la maison. Mireille se faisait enjôleuse. Voulait-elle nous convaincre que finalement, elle ferait une bru parfaite ? Elle s’offrait à la vaisselle, au ménage, à la cuisine. Elle parvint même à nous faire partir en vacances à quatre ; elle avait dégotté une petite location à Naples et s’était occupée de tout, nous n’avions eu qu’à préparer nos bagages.  Josiane, qui n’avait plus vu l’Italie depuis notre voyage de noces se laissa convaincre. Tout était prévu ; à l’aéroport, une petite Fiat nous attendait pour la quinzaine et le petit appartement était idéalement placé entre les  commerces et la plage.
Les femmes passaient donc le plus clair de leur temps entre séances de bronzette et shopping. Je préférais généralement de mon côté un bon livre dans un fauteuil installé sur la terrasse avec un verre de Chianti. Nous nous retrouvions en fin de journée avant d’aller dîner au restaurant. Tant bien que mal, on aurait dit que nous ressemblions à une vraie petite famille, même si je sentais que Josiane gardait sa réticence. Pour ma part, je persistais à trouver sympathique la jolie rouquine aux yeux verts. Elle avait une façon de me sourire quand elle me parlait qui me rappelait les frissons de mes jeunes années. Je pensais qu’elle essayait de se rendre sympathique aux yeux de son beau-père, puisque Josiane gardait ses distances avec elle. Mais quand j’ai senti, un soir au restaurant, son pied frotter mon tibia sous la table, son regard m’indiqua qu’elle ne m’avait pas confondu avec Mélanie.
Le lendemain, veille de notre retour à Bruxelles, elle se trouva malade. Un début d’insolation, disait-elle, et il valait mieux éviter le soleil. Elle resta donc à la maison avec moi. Elle n’ignorait pas que Mélanie et Josiane étaient parties au moins pour la matinée. Trois heures en tête-à-tête, c’est plus qu’il n’en faut quand on sait ce qu’on veut. Moi, je ne savais pas tout à fait ce qu’elle voulait. J’aurais mieux fait de le savoir sans doute, mais je n’ai vu que la lumière qui brillait dans ses yeux verts, et j’ai fait ce que font les hommes quand ils voient cette lumière. J’eus à peine le temps de me rendre compte de ce qui était arrivé que nous étions déjà dans l’avion qui nous ramenait à notre quotidien.
Après ces vacances, nous ne les vîmes quasiment plus. Mélanie  passait en coup de vent, généralement seule. Josiane déprimait, se languissait de sa petite fille, et moi, j’oscillais entre remord —léger— et nostalgie. Ce n’est qu’hier, après six semaines qu’elle se sont invitées à dîner. Elles étaient lumineuses, surtout Mireille. Et là, Josiane a touché le fond : Elles nous ont joyeusement annoncé qu’elles attendaient un enfant. « Je suis enceinte » a précisé Mireille en fixant sur moison sourire et ses yeux verts. Quand elles furent parties, je n’ai pas osé consoler Josiane et lui expliquer qu’après tout, ça ne sortait pas de la famille.
C’est drôle, finalement, je ne suis plus sûr de toujours aimer autant ma belle-fille.