Les anciennes cuisinières à gaz sont bien dangereuses. Pour
peu qu’on soit distrait, la casserole déborde, le liquide éteint la flamme, et
le gaz continue de s’échapper en toute liberté. La mienne, de casserole, ça
fait déjà un moment qu’elle bouillait.
Quinze ans ! Quinze ans que tous les jeudis tu
renouvelles le bouquet de fleurs sur la table du salon. « Un si beau vase, ce serait dommage de le
laisser inutilisé » disais-tu à propos de cette horreur signée Val-Saint-Lambert héritée de ta mère.
Quinze ans que tu ignores superbement mon rhume des foins et mes yeux rouges. Quinze
ans que tu progresses dans l’extravagance : car ils sont de plus en plus
colorés, de plus en plus fournis, de plus en plus riches, tes bouquets. Riche comme
doit d’ailleurs l’être le fleuriste du quartier ; celui chez qui tu suis
tes cours d’arrangement floral au rythme minimum d’un après-midi par semaine.
Un véritable artiste doublé d’un pédagogue, ton jardinier d’intérieur,
paraît-il. Tout comme il paraît que tu es « très
douée ». Si tu le dis...
Moi, je n’y mets jamais les pieds chez ton marchand : autant
m’enfoncer la tête dans un sac en plastique. Mais il nous arrive de le croiser
en rue. Et c’est bizarre, j’ai l’impression qu’il a deux sourires
différents : d’abord un pour toi, un peu mielleux, un peu niais, un
sourire de commerçant, quoi ; alors que celui qu’il m’adresse ensuite me
semble teinté d’ironie. Je trouve ça peu fair-play de se moquer de l’infirmité
de ses voisins. Est-ce que je me moque de ses rouflaquettes de garçon coiffeur,
de son bronzage de banc solaire et de sa chaine en or, moi ? Il y aurait
pourtant de quoi.
Enfin, on a des comptes séparés, et si tu veux faire la
richesse d’un fleuriste, c’est ton affaire. Moi, je garde mes sous. Pour la
belote chez Fernand, pour mes cravates, puisqu’il y a belle lurette que tu ne
m’en achètes plus, pour mon Lotto. Et si je gagne... Bye-bye, je disparais,
loin de tes fleurs et de ta tabagie. Parce que tu fumes en plus. Le
soir, devant la TV, la fumée de tes Gauloises, en plus du pollen de tes iris de
merde, c’est insupportable. Et pourtant, je supporte. Pour combien de temps
encore ? De mémoire d’asthmatique, je ne me souviens pas d’un printemps
aussi calamiteux. On dirait que toutes les essences se sont mises d’accord pour
exploser leurs parfums les uns après les autres, sans un instant de répit. Et il y a belle lurette que
plus aucun antihistaminique ne me fait d’effet. Pour survivre, il me faudrait
en permanence vivre au vent du large, dans un désert ou dans les neiges
éternelles. Je supporte et j’attends le gros lot...
C’est lors d’une crise d’éternuements particulièrement
féroce que m’est venue la solution. Les papiers qui se trouvaient devant moi –précisément ceux de notre assurance-vie dont je revoyais les termes– avaient volé dans tous les sens ; un vrai champ de
bataille ! Comme si un bâton de dynamite était passé par là.
Tu savais que mon travail me retenait en province pour la
nuit. Je comprends que tu en aies profité pour poursuivre ton cours d’art
floral à domicile : ça devait vous inspirer de travailler in situ. Mais j’avais
malencontreusement oublié la bouilloire sur le gaz avant de sortir. Alors évidemment,
quand tu as allumé ta clope à peine passé le seuil de l’appartement, ton professeur
en a été soufflé également. C’est ce qu’on appelle un dégât collatéral.
On
dit qu’un bonheur n’arrive jamais seul, c’est vrai. Cinq numéros plus le
complémentaire, ça ne fait pas le gros lot, mais ça permet de belles vacances,
même à deux. Je ne t’ai pas parlé de la nouvelle serveuse de chez
Fernand ? Flore, vingt-cinq ans, belle comme un printemps ! Oh, ça ne
durera sans doute pas, mais cette histoire-là ne me fera pas pleurer.