samedi 4 février 2012

L'armoire



L’armoire était terriblement de travers. Max avait beau changer d’angle de vue, elle penchait, d’au moins deux degrés à son œil de géomètre obsessionnel. Il se demandait d’où cela pouvait provenir ; les autres meubles semblaient d’aplomb et le parquet moderne ne trahissait aucune irrégularité qui aurait pu être à la base de l’inclinaison. Le chambranle de la porte qui jouxtait le meuble aurait pu être mis en cause, mais c’était peu probable, car la porte elle-même s’ouvrait et se fermait sans à-coup, jouant parfaitement sur ses gonds. Non, elle était droite, et c’était bien l’armoire qui penchait.
Était-il le seul à avoir remarqué cette anomalie ? Deux autres hommes partageaient la pièce, mais plongés dans leur lecture, ils semblaient indifférents au décor qui les entourait. Qu’en était-il de ceux et celles qui, par dizaines transitaient par cette pièce durant la semaine ? Et des centaines par an ; personne n’avait donc rien vu ?
C’était un vieux vaisselier reconverti en bibliothèque d’apparat. Tout en hauteur, plus profond que large, il ne contenait somme toute, que des livres que plus personne ne lirait, si quelqu’un les avait jamais lus. Feignant de resserrer ses lacets, il jeta à la dérobée un coup d’œil vers la base du meuble : les quatre pieds semblaient toucher le sol de façon égale. Max se leva et s’approcha du meuble, s’attirant l’attention d’un des deux hommes, mais celui-ci revint rapidement à sa lecture. Faisant mine de s’intéresser au contenu de l’armoire, il exerça discrètement une poussée dans le sens contraire de l’inclinaison, mais rien n’y fit. L’armoire penchait certes, mais elle était parfaitement stable. Il reprit sa place en proie à une intense perplexité.
On l’appela, c’était son tour. Il ressortit trois quarts d’heure plus tard, délesté de quelques menues inquiétudes et de cinquante euros. Mais il revint la semaine d’après, et les semaines qui suivirent, échafaudant déjà un plan. Il changea plusieurs fois d’horaire jusqu’à en découvrir un où il serait certain d’être seul pendant dix minutes dans la salle d’attente. C’était largement suffisant. Il vint un jour avec dans sa poche, quelques cales d’un millimètre d’épaisseur et entreprit de réparer l’erreur mobilière. Cela ne lui prit que quelques instants au bout desquels il put enfin s’asseoir sereinement en face de la bibliothèque. Puis il partit avant qu’on l’appelle.
Le psychiatre lui téléphona quelques semaines plus tard, voulant s’assurer que tout allait bien, que son patient, après deux ans de thérapie, ne s’était pas suicidé.
« Oui, docteur » répondit Max. « Maintenant, tout va bien. »

Le sommeil du juste


Il avait le sommeil léger, plus exactement, difficile à trouver. La moindre contrariété le perturbait dans sa quête du repos. Ça allait du robinet qui goutte aux conversations tardives des voisins et de leurs hôtes sur le pas de la porte, en passant par les moteurs ronronnant des heures durant à basse fréquence. Les menues inquiétudes du quotidien s’interposaient elles aussi entre lui et Morphée : avait-il pris tous ses médicaments ? Le réveil était-il bien réglé ? Tout était-il prêt pour sa journée du lendemain ? Il se relevait alors pour faire le tour de l’appartement avant de se recoucher, vaguement rasséréné.
Allergique aux boules Quiès comme aux anxiolytiques, il prenait sur lui et se fabriquait son petit ulcère en solitaire.
Depuis peu, il avait des voisins ; un couple qui s’était retrouvé là grâce à sa nièce. Ils étaient charmants, mignons, mais ils étaient manifestement amoureux et ça faisait du bruit : un grincement régulier accompagné de petits cris. La scène se répétant plusieurs fois par jour... et par nuit. Au bout d’une semaine, le bruit et peut-être surtout la certitude qu’il allait inexorablement se produire lui fut encore plus intolérable que tout ce qu’il avait enduré jusqu’alors.
Cette nuit-là, leurs ébats reprirent vers une heure du matin. Tandis qu’il contemplait son réveil, égrenant tristement les minutes, il se demandait à combien de temps se réduirait sa nuit. « Ça ne peut plus durer », pensait-il. Il se jugeait d’un naturel accommodant, sociable même, mais là, c’en était trop. Il se releva et passa une robe de chambre.
Il trouva ce qu’il lui fallait dans la cuisine. Ensuite, pénétrant dans la pièce où ils faisaient leurs affaires, il s’approcha d’eux sans qu’ils remarquent rien. En quelques instants, tout fut réglé : il les prit l’un après l’autre et les fourra dans le sac plastique où ils se débattirent quelques instant avant de succomber au manque d’oxygène. Enfin, il jeta le tout dans le vide-ordure.
En se recouchant, il pensa qu’il devrait, dès le lendemain, faire l’achat d’un aquarium et de deux poisons rouges afin de consoler sa petite nièce, car elle serait sûrement très malheureuse pour les petits lapins qu’elle avait laissés en pension chez lui. Puis il s’endormit, du sommeil du juste.