samedi 29 septembre 2012

Christian


Pour les nouveaux arrivants, ce texte est la dernière (?) partie d'une galerie de 3 portraits. Les deux autres s'appellent "Marianne" et "Laurent", publiés précédemment sur ce même blogue.


La vie est vraiment merdique pensa Christian. Après un temps, il précisa sa réflexion: et la mort ne vaut pas mieux. Il nota la phrase dans le petit carnet où il consignait ses réserves de bonheur et de désespoir pour une œuvre à venir.
Il avait eu le temps de voir se décomposer le visage de cette femme qu’il avait passée à la mammographie une heure auparavant, quand Geneviève Ballard lui avait annoncé ce que les images révélaient. Pendant la séance de radios, il l’avait trouvée très belle, très digne et extrêmement émouvante dans sa façon d’être nue. Il y avait dans ses gestes une sensualité douce, comme une mère qui s’apprête à donner le sein à son petit. Une Madone triste. Il s’était dit que s’il l’avait croisée par hasard à la terrasse d’un bistrot, s’il était libre, et surtout s’il ne lui savait pas cette tache noire sous la peau... c’était bien le genre de femme à qui il offrirait un café, comme ça, parce qu’il la devinait belle derrière sa tristesse. Il s’était dit pour finir, qu’à défaut de café, il lui enverrait un de ses poèmes, un de ceux qui parlent de bonheur et de vie. C’était contraire aux règles, à la déontologie, mais il s’en fichait. De toutes façons, il ferait ça anonymement ; le secrétariat avait ses coordonnées. Un peu de baume sur ce sein meurtri.
« S’il était libre... » Mais il ne l’était plus, depuis au moins 8 semaines. De ce genre de prison qu’on cherche tous plus ou moins. La sienne s’appelait Natacha. Elle aussi, il l’avait rencontrée à l’hôpital : elle s’était brisé le majeur. Il avait osé la charrier  :  « En faisant quoi ? » C’était de l’humour de carabin, mais elle avait ri : elle sortait presque des études. Il arriva ce qui devait arriver, et Christian avait le sentiment de vivre un authentique coup de foudre et une passion amoureuse comme il n’en avait plus connue depuis Sophie. Ce qui le ramenait à l’école primaire ! 
Natacha avait 3 ans de moins que lui. Elle était belle comme un chat, dont elle avait la démarche sensuelle, la fierté et la nonchalance. Elle s’était racontée : son enfance, ses études, son job dans les énergies renouvelables. Et Laurent. Elle avait été d’une franchise étonnante à ce sujet. Et d’une certaine cruauté aussi, quand elle décrivait son amant du jeudi : « Un peu con, pas vraiment une affaire au lit, mais gentil ». Christian demanda : 
- « Pourquoi avoir continué la relation, alors ? 
- Peut-être que je suis un peu con, moi aussi ? Tu sais, j’étais seule. C’est bizarre, mais c’est une forme de confort affectif, même si c’est surtout un plan cul. Enfin, ça l’est devenu. Au départ, je croyais qu’il y avait quelque chose à construire avec lui, mais quand je lui ai dit que je voulais des enfants, il m’a baratinée un discours de vieux. Et puis, il y a sa femme. Je crois qu’il l’aime quand même, à sa façon... un peu con. »
Des enfants. C’était venu tout de suite sur le tapis, enfin, sous l’édredon. Christian n’était pas contre mais...
- Je suis stérile, avoua-t-il. Au pire, ce que tu pourrais attraper avec moi, c’est une MST.
- On s’arrangera, répondit-elle sans hésiter, confirmant d’une même phrase son désir de lui et son désir d’enfants.
« L’arrangement » lui apparut rapidement, et quand elle l’expliqua à Christian, celui-ci n’eut pas trop de peine à l’accepter. D’une façon ou d’une autre, il se savait à la merci d’une « aide extérieure ». Ils avaient donc convenu que le jeudi après-midi resterait encore pour un temps une plage entre parenthèses. Pour les suivants, ils utiliseraient des moyens plus orthodoxes, mais « maintenant, c’est maintenant ! » avait-elle conclu. Ils étaient d’accord : Laurent ne saurait jamais rien, et elle romprait dès que... Et voilà, ils s’installèrent dans leur amour à raison de six jours et demi par semaine, en attendant mieux. 
Ils n’en parlaient pas, mais petit à petit, cet enfant tant désiré par Natacha prenait sa place dans les rêves de Christian. Et il commençait à trouver le temps long. On était précisément jeudi, il crachinait d’un sale petit crachin et Christian venait de se payer une tranche de misère humaine. La vie est vraiment merdique, pensait-il encore lorsque son téléphone sonna. C’était Nat.
- Chris, hurla-t-elle si fort que Christian dut éloigner l’appareil, c’est positif !
- Qu’est-ce qui est positif ? demanda-t-il, toujours plongé dans sa mélancolie.
Il n’avait pas compris tout de suite qu’elle était enceinte. Il savait pourtant qu’elle aurait le résultat du test aujourd’hui. Finalement, le déclic se fit.
- Où es-tu ? C’était à deux pas. Ils se retrouvèrent cinq minutes plus tard. Ils sautèrent, dansèrent, coururent, bousculant les passants, défiant les hordes d’automobilistes. Ils ne savaient pas où ils allaient, mais ils y allaient d’un bon pas, insouciants de ce qu’ils laissaient derrière eux. Enfin, pas tout à fait pour Christian qui lâcha : « Bon, maintenant tu largues ton Laurent. » Elle obtempéra, mais décida de le faire en douceur en envoyant un message « soft » par sms ; la suite viendrait plus tard. Christian commença à lui parler de cet appartement qu’il avait repéré, super bien situé, avec deux chambres lorsqu’il entendit ces hurlements derrière lui. Ils se retournèrent, et il vit ce type bouche bée, au regard halluciné. « Un dingue » pensa Christian, et il entraina Natacha vers le solstice d’été, époque probable de son accouchement.