Ça faisait au moins cinq ans que mon frère m’invitait dans sa
retraite du Kirghizistan. Il avait fallu la mort de notre père pour m’y
contraindre. Mon aîné n’avait pas pu se déplacer de son exil, et il m’était
revenu de régler les problèmes de succession. Nous aurions pu passer par des
notaires, mais l’occasion était trop belle de nous retrouver. J’allais donc,
entre autres, chercher sa signature. Les liquidités de l’héritage me permettant
de prendre le temps, j’avais résolu de faire le voyage en train, et de faire un
détour pour contempler cette ville noyée dans le désert où notre père jadis,
nous avait amenés.
En sortant de la gare, je m’étais installé pour deux nuits dans un
ancien palace. Une chambre aux murs jaune-vert m’accueillit, aux tapis usés et
aux fenêtres garnies de persiennes. Je pris une douche desservie par une
plomberie bruyante et anémiée avant de descendre prendre un repas cosmopolite
standard au restaurant de l’hôtel. Après quoi, je m’endormis dans un lit trop
grand, bercé par la version russe de « Dr House ».
Le lendemain, comme la veille et toujours, le ciel était bleu et
silencieux, traversé seulement de quelques cumulus qui n’amèneraient aucune
pluie. De la gare au port, je déambulai dans la ville triste, à l’âme envolée,
aux fontaines éteintes. Des monuments à la gloire des splendeurs enfuies me
contemplaient tristement. J’arrivai au port sans m’en rendre compte. Je m’assis
au bord du quai, les yeux fixés sur l'horizon. Au loin était la mer, ici elle
n'était plus. Mes pieds balançaient dans le vide, et sur la plage sans fin, se
désolaient les bateaux, de bois ou de métal, vermoulus ou rouillés ; les plus
proches n’étaient plus qu’à l’état de squelette. Plus loin, bien plus loin que
portaient mes yeux, l'espoir ténu que la mer, la vie peut-être, existait
encore, y avait transporté des embarcations encore valides. Mais le chemin
jusqu'à l'eau était aux pêcheurs comme un calvaire qu'on descendrait, et leurs
prières s'enfonçaient dans le sable sec.
Sur le chemin qui me ramenait
vers l’hôtel, je croisai ça et là, des flaques d’eau saumâtre me rappelant
l’invisible, et sur son socle de marbre, un pêcheur de bronze exhibant
fièrement sa prise. Peut-être était-ce là le tout dernier poisson de la mer
d’Aral. Demain, je rejoindrai les montagnes du Kirghizistan, aux sources
lointaines de cette mer qui se meurt, et qui ne m’avait ramené aucun souvenir.
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