mercredi 27 mars 2013

La mort d'Aral


Ça faisait au moins cinq ans que mon frère m’invitait dans sa retraite du Kirghizistan. Il avait fallu la mort de notre père pour m’y contraindre. Mon aîné n’avait pas pu se déplacer de son exil, et il m’était revenu de régler les problèmes de succession. Nous aurions pu passer par des notaires, mais l’occasion était trop belle de nous retrouver. J’allais donc, entre autres, chercher sa signature. Les liquidités de l’héritage me permettant de prendre le temps, j’avais résolu de faire le voyage en train, et de faire un détour pour contempler cette ville noyée dans le désert où notre père jadis, nous avait amenés.
En sortant de la gare, je m’étais installé pour deux nuits dans un ancien palace. Une chambre aux murs jaune-vert m’accueillit, aux tapis usés et aux fenêtres garnies de persiennes. Je pris une douche desservie par une plomberie bruyante et anémiée avant de descendre prendre un repas cosmopolite standard au restaurant de l’hôtel. Après quoi, je m’endormis dans un lit trop grand, bercé par la version russe de « Dr House ».
Le lendemain, comme la veille et toujours, le ciel était bleu et silencieux, traversé seulement de quelques cumulus qui n’amèneraient aucune pluie. De la gare au port, je déambulai dans la ville triste, à l’âme envolée, aux fontaines éteintes. Des monuments à la gloire des splendeurs enfuies me contemplaient tristement. J’arrivai au port sans m’en rendre compte. Je m’assis au bord du quai, les yeux fixés sur l'horizon. Au loin était la mer, ici elle n'était plus. Mes pieds balançaient dans le vide, et sur la plage sans fin, se désolaient les bateaux, de bois ou de métal, vermoulus ou rouillés ; les plus proches n’étaient plus qu’à l’état de squelette. Plus loin, bien plus loin que portaient mes yeux, l'espoir ténu que la mer, la vie peut-être, existait encore, y avait transporté des embarcations encore valides. Mais le chemin jusqu'à l'eau était aux pêcheurs comme un calvaire qu'on descendrait, et leurs prières s'enfonçaient dans le sable sec.
Sur le chemin qui me ramenait vers l’hôtel, je croisai ça et là, des flaques d’eau saumâtre me rappelant l’invisible, et sur son socle de marbre, un pêcheur de bronze exhibant fièrement sa prise. Peut-être était-ce là le tout dernier poisson de la mer d’Aral. Demain, je rejoindrai les montagnes du Kirghizistan, aux sources lointaines de cette mer qui se meurt, et qui ne m’avait ramené aucun souvenir.

vendredi 8 mars 2013

Midi au nord


Le train s'est figé le long du quai. La porte s'ouvre et Leila est immédiatement happée par le brouhaha et l'épaisse chaleur de l'après-midi qui contrastent avec l'atmosphère douce et feutrée de son compartiment. Comme elle ne bouge pas, les voyageurs derrière elle ne l'attendent plus et la contournent pour descendre dans cette gare étrangère. Le chef de train avait annoncé « Bruxelles-gare du Midi », Nassim lui avait dit : « Je viendrai te chercher à la gare du Midi ». Pourtant, elle hésite, comme si ce petit escalier la coupait du monde derrière elle plus sûrement que l’embarquement dans l’avion pour Paris, tôt ce matin, à Oran. Elle pense qu’elle va peut-être passer ici cinq ans de sa vie. « Si longtemps ? » « Le temps qu’il faudra ; un master en psychologie, ça ne se décroche pas comme à la foire » avait répondu Nassim. Elle s'était demandé si ses condisciples l’appelleraient entre elles Leila l’Algérienne ou Leila l’a... Un contrôleur arrive, qui se méprend sur son hésitation. « Vous avez besoin d’aide, Mademoiselle ? » Elle dit « Non », elle dit « Non, merci. » Non, elle n’a pas besoin d’aide. Pas plus aujourd’hui qu’hier. Elle tâte de la semelle l’arête de l’escalier qui s’amorce et, empoignant sa valise, elle franchit les deux marches qui la séparaient encore de la Belgique. Elle fait encore deux pas pour s’éloigner du train, et elle s’immobilise.
Autour d'elle, elle perçoit les allées et venues des voyageurs pressés ou désinvoltes, une lointaine odeur de pâtisserie, un peu écœurante, et la chaleur toujours. Nassim lui avait pourtant dit : « Il fait chaud », mais elle était quand même partie avec son fantasme de ville du nord, froide et pluvieuse. Et la voilà, seule, qui transpire sous son imperméable. On annonce en français et dans une langue qu'elle ne comprend pas, les départs de trains pour des villes dont elle n'a jamais entendu parler. Leila reste immobile, la main sur la poignée télescopique de sa valise, le visage vers le haut, à l'affût du moindre signe. Elle aurait dû appeler Nassim, lui dire le numéro du wagon. Elle l'imagine arpentant tout le quai, bousculant les passants. Ça ne servirait plus à rien d’appeler maintenant, elle ne sait pas où elle est. Alors, elle attend. Elle a confiance. Nassim viendra. Il vient toujours. Il a toujours été là.
Alors, quand deux mains se posent sur ses yeux, quand une voix derrière elle fait : « Coucou, c'est qui ? », elle sait. Une seule personne peut se permettre cela, peut l'oser, a suffisamment d'humour, suffisamment d’amour. Elle se retourne. Elle a reconnu la voix, bien sûr. Elle se retourne, lentement. Elle a lâché la valise. Ses doigts sont déjà sur le visage. Elle explore, elle cherche. Il n’y a rien à trouver, elle sait. Ses pouces palpent la broussaille des sourcils, s’égarent un peu sur le front, puis descendent le long du nez. Les autres doigts vont des tempes aux pommettes en contournant les yeux, puis descendent vers les joues. Il est rasé d’hier. Il est toujours rasé d’hier. Mais comment fait-il ? Elle s’attarde un peu sur la bouche ; les lèvres sont sèches et elle sent le sourire qu’elles forment. Elle murmure : « petit frère ».
Alors seulement, elle se jette dans ses bras et l’enlace, et ses yeux qui n’ont jamais rien vu, pleurent, pleurent cette peine si longtemps retenue autant que la joie des retrouvailles. « Petit frère » dit-elle encore, chantant presque. « Petit frère » Nassim se laisse submerger par la tendresse de sa sœur. Il la serre contre lui, à sentir battre son cœur. « Si longtemps, si longtemps » dit-elle. « Si longtemps », répond-il.
Doucement, ils se séparent, et Nassim maintient sa cadette à bout de bras pour la contempler. 
Il pense : « Les photos et internet, ça ne remplace pas ça. » 
Elle pense : « Il me regarde. » 
Il pense : « Petite sœur, tu vas faire des ravages, ici. Il faudra que je te protège de ton sourire. » 
Elle pense qu’il fait de plus en plus chaud sous cet imper. Il s’en aperçoit soudain : « Mais qu’est-ce que tu fais avec cet imperméable ? Je t’avais dit qu’il ferait chaud », la gronde-t-il. « Tu ne m’écoutes jamais. » Non, elle n’écoute jamais. Et pourtant, elle se laisse bercer par cette fausse colère qui lui rappelle son enfance. Elle se laisse débarrasser. Elle se laisse faire. Il a pris son imper, il a empoigné la valise d’où dépasse d’une des poches, la canne blanche pliée en quatre. Elle n’en a plus besoin. Elle n’a plus qu’à s’accrocher au bras de son frère et à mettre ses pas dans les siens.
      Viens. On va déposer tes affaires à notre kot et puis on fera ce que tu voudras.
      Notre quoi ?
      Leila, je t’ai déjà expliqué cent fois ce qu’était un « kot » à Bruxelles.
Il prononce « Brusselles » comme tout le monde, ici. Leila sourit. Elle n’est plus à l’étranger, dans la ville froide du nord. Elle est chez son « petit frère » Nassim. Il lui racontera tout. Bientôt, elle connaitra « Brusselles » par cœur grâce à lui, comme elle a appris la moindre ruelle d’Oran ; il lui racontait tout. Il lui racontera tout.
      Même Manneken-pis ?
      Même Manneken-pis.