dimanche 17 février 2013

Lucille


C’est jeudi, les parents de Lucille sont très occupés, alors c’est grand-père Louis qui vient attendre sa petite-fille à la grille de l’école. Il fait doux, ils vont passer par le parc : il a pris un ballon. Mais dans la cohue des enfants qui se bousculent pour retrouver leurs parents, Louis ne reconnait pas Lucille. Plus loin, il la voit shootant dans les plaques de sable qui trainent sur le bitume de la cour, se dirigeant mollement vers la sortie. Elle finit par arriver presque dernière, et Louis voit bien que quelque chose ne va pas.
     « Tu vas user tes semelles à force de trainer des pieds comme ça. » lui dit Louis pour dire quelque chose.
     « ’M’en fiche » dit Lucille pour dire qu’elle s’en fiche.
     « Ah… » fait Louis. « J’ai quand même droit à un bisou ? »
De mauvaise grâce, Lucille s’exécute. Avec mauvaise conscience aussi : elle sait bien que ce n’est pas la faute de son grand-père Louis si…, si…, si quoi ? Elle n’a pas envie d’y penser. Oui mais voilà, ça dure depuis qu’elle s’est disputée avec Alice. Madame Julie les avait punies toutes les deux parce qu’elles bavardaient et Alice n’avait rien trouvé de mieux à répondre que « C’est pas moi, c’est Lucille M’dame ! »
À la récré, Lucille lui a dit que ça ne se faisait pas de raccuser, surtout ses amies ! Que sa maman le lui avait toujours dit. Mais Alice avait répondu « T’es trop nulle » et Lucille, « La nulle, c’est toi. T’es plus mon amie ! » Et elles s’étaient tourné le dos pour la vie entière. Alors, elle n’a pas envie, mais elle y pense tout le temps depuis ce matin. Elle est triste, elle est en colère. Et elle a mal au ventre en pensant que bientôt c’est son anniversaire et qu’Alice ne sera pas là.
Le temps de penser à tout ça, ils sont déjà au parc, et son grand-père de son côté a cogité également.
     « C’est parce que Maman est allée à l’hôpital ? »
Lucille hausse vivement les épaules. Même Grand-père dit des bêtises aujourd’hui : Papa et Maman sont à l’hôpital parce que maman attend un petit frère et “qu’il faut faire des examens, c’est pas grave.”
Le haussement d’épaules rassure Louis : ce qui tracasse sa petite-fille est sûrement très grave, mais ça ressemble fort à des choses connues.
      « Tu sais ce que ta grand-mère faisait quand ta maman était triste ? »
      « …? » 
      « Elle lui racontait une histoire. »
Lucille ne dit toujours rien, mais elle trouve extraordinaire que cette grand-mère qu’elle n’a jamais connue ait fait la même chose que ce que Maman fait avec elle. Quand ça ne va pas, Maman prend toujours le temps de lui raconter une histoire. Et aujourd’hui, Elle n’est pas là ! Qui va la consoler de sa dispute avec Alice ? Lucille aimerait bien continuer à bouder, à être triste. Quand même, ça la chipote cette grand-mère raconteuse d’histoires, alors elle demande : « Quel genre ? »
     « Je ne sais pas moi, Sans doute des histoires de Martine. »
     « Ça, ça m’étonnerait. Maman, elle n’aime pas Martine, elle trouve ça nul. »
     « Tiens ! » fait Louis qui a un autre souvenir. « Alors, elle te lit quoi, Maman ? »
Lucille réfléchit à tous les livres que Maman lui a lus, et qu’elle commence à lire toute seule. Des histoires pour les jours de pluie, des histoires pour rire, des histoires pour dormir, des histoires pour les “bobos de tristesse”. C’est bien de ça qu’elle aurait besoin aujourd’hui. Elle pense à “L’ile des Zertes”, à “La soupe aux cailloux”, aux “3 brigands”... Pourquoi, tout d’un coup lâche-t-elle « Le Petit Prince » ?
     « Qu’est-ce que ça raconte ? » demande Louis.
Alors Lucille raconte le Petit Prince quittant son astéroïde, passant de planète en planète, y rencontrant les gens les plus bizarres avant d’atterrir sur la Terre.
     « Tiens, fait Grand-père. Et pourquoi a-t-il quitté son astéroïde ? »
     « Parce qu’il s’est disputé avec... » Mais Lucille ne termine pas sa phrase. « Parce qu’il s’est disputé avec son amie » pense-t-elle.
     « Grand-Père, tu t’es déjà disputé ? » demande-t-elle soudain.
     « Bien sûr. »
     « Oui, mais disputé très fort avec quelqu’un que tu aimes très fort ? » 
Louis réfléchit. « Il y avait une fille quand j’étais à l’école, commence-t-il, On faisait tout ensemble. Nos devoirs, nos leçons, les Scouts... Parfois même, on trichait ensemble aux interros.... Ce n’est pas nécessaire de répéter ça à tes parents, ajoute-t-il, ayant surpris le regard ébahi de sa petite-fille. Un jour justement, le prof nous fait venir près de lui et comme on avait exactement les mêmes fautes, il demande qui a copié sur l’autre. Et la voilà qui répond : C’est pas moi.»
     « Mais si c’était ton amie, elle ne pouvait pas dire ça ! »
     « Pourquoi pas ? Elle ne voulait pas être punie, elle a eu peur, et elle a tout simplement été plus rapide que moi. Mais ça, je ne l’ai pas compris tout de suite, alors j’ai commencé par lui en vouloir très fort. C’est seulement quand je n’ai plus été en colère qu’on a pu s’expliquer, et se réconcilier... Heureusement, sinon tu ne serais pas là. »
Lucille ne remarque pas l’allusion. Mais elle sait que demain, elle ira tout de suite vers Alice pour jouer avec elle.
     « Bon, alors on joue au foot ? » lâche-t-elle pour finir.