lundi 11 mai 2015

Le destin est aveugle

Son handicap avait fait de Charles un homme prudent. Il savait que pour survivre aux dangers de la jungle urbaine, il lui fallait mettre toutes les chances de son côté. Il s'était ainsi fait tatouer son groupe sanguin au revers de la main. Il sentait encore les picotements en sortant de l'échoppe du tatoueur et sans doute en était-il un peu distrait car il s'engagea sur le carrefour sans prêter la moindre attention au signal.
L'automobile le faucha à la vitesse réglementaire de cinquante kilomètres à l'heure, envoyant du même coup sa canne blanche et ses lunettes noires dans la rigole. À l'arrivée de l'ambulance, Charles avait déjà perdu beaucoup de sang. Il eut cependant,  avant de sombrer dans l'inconscience un éclair de satisfaction à l'idée que sa prévoyance allait sans doute lui sauver la vie. Pourtant, il mourut peu après son admission à l'hôpital faute d'une transfusion adéquate, car aucun urgentiste ne pensa à donner aux quelques points qui marquaient  son poignet, le sens qu'ils avaient : AB+.

mercredi 6 mai 2015

Chronique schaerbeekoise

J'étais tranquille, peinard, en train de préparer ma soupe du soir et des jours prochains. J'avais salé-poivré et remis le couvercle. Je pouvais retourner à d'autres occupations en attendant la prochaine étape.

Je ne m'attendais pas à le trouver là. Il était gras, laid, bête et vulgaire comme un pigeon; c'était un pigeon. Il avait marché comme chez lui les quelques mètres qui séparent ma terrasse de mon bureau, y cherchant sans doute une inexistante pitance. Lui aussi parut surpris. Dérangé dans sa visite sans doute, il décolla prestement à la verticale et se cogna la tête au plafond, insuffisamment toutefois que pour s'assommer. Il fit une fois le tour de la pièce avant d'en trouver la sortie qui passait par la pièce adjacente. Là, il se fracassa par trois fois le bec à la partie supérieure de la porte-fenêtre avant de changer d'altitude pour enfin franchir en volant la porte par laquelle il était entré à pied. Je croyais en être débarrassé, mais non! L'abruti n'eut rien de plus pressé que de se poser sur la rambarde de ma terrasse, comme si elle appartenait à l'espace public. Exaspéré, je pris un journal qui trainait là et chassai d'un geste le grossier qui prit enfin ses ailes à son cou et se dirigea vers les toits voisins.

Grossier, oui, car il m'imposa en vérité un ultime geste : l'infâme avait marqué son passage durant sa promenade... Je hais les pigeons.