mardi 14 août 2012

La ligne 50 A


« Attention, attention ! Voie 6, suite à un problème de motrice, le train à destination de Charleroi Sud arrivera avec un retard probable de 10 minutes. Veuillez nous en excuser. Opgelet, opgelet ! Spoor 6, de IC trein... »
La voix qui annonçait inlassablement le retard des trains, était éteinte et sans relief, presque triste. J’imaginais pourtant derrière celle-ci une femme jeune et jolie, et je compatissais à l’accablement de cette employée qui semblait prendre tellement à cœur les déboires de sa société. À chaque quai son train, à chaque train son retard et à chaque retard, son chapelet d’excuses : « Veuillez nous excuser. Pardonnez-nous. Nous sommes confus. Grâce ! Comment expier ? Qui nous accordera l’absolution ?... » Mais de retard en retard, les trains arrivaient, relâchant leurs lots de voyageurs pressés et insensibles à la détresse de cette Cassandre des chemins de fer.
Tout matinal que j’étais, je ne partais pas au travail ; profitant des dernières belles journées de septembre, j’allais à Ostende pêcher la crevette et y construire des cathédrales de sable, et je me débattais parmi les navetteurs de la semaine pour être sûr de ne pas devoir enjamber les bronzeurs du dimanche. Mon train pourtant, n’arrivait pas. Vingt minutes auparavant, la voix triste avait prophétisé un retard probable de dix minutes et depuis, plus de nouvelles. Les délais de retard pour Namur, Anvers ou Paris tombaient régulièrement. Mais il semblait que plus personne ne s’intéressât à la reine des plages.
Et l’horloge vaquait dans l’espace vacant...[1] ; j’avais donc le temps d’un café. À la sandwicherie d’en bas, on me servit dans un gobelet en carton un liquide noir et chaud qui y ressemblait suffisamment. J’étais à peine remonté et installé sur un banc que la jeune femme triste m’annonça le départ imminent du train à destination d’Ostende à la voie vingt-et-un au lieu de la voie huit. Imminent ? Vingt-et-un ? Abandonnant mon café sur le ciment, j’agrippai mon sac et dévalai l’escalier menant au couloir où je bousculai au passage quelques fonctionnaires provinciaux marchant stupidement dans le mauvais sens pour arriver enfin à hauteur du quai 21 dont j’avalai les marches quatre à quatre. J’eus à peine le temps de vérifier la destination sur le panneau avant de grimper dans le wagon. La porte se referma sur moi.
Encore tout essoufflé, je fis coulisser la porte du compartiment. Immédiatement s’imposa à mes narines une odeur de tabac froid, comme si l’endroit venait de servir de fumoir à une tribu de nomades nicotinomanes égarés en ce siècle d’orthodoxie sanitaire. Je parcourus l’allée centrale et constatai que j’étais le seul voyageur. J’avisai une banquette vers le milieu, à l’abri du soleil et m’y m’installai, mon sac en face de moi, guettant le départ. Deux ou trois minutes plus tard, le train était toujours à l’arrêt. Ce n’est pas que j’étais pressé, mais pour le même prix, je me serais bien épargné la course à travers la gare et puis, j’aurais volontiers accepté un fauteuil plus confortable. Le wagon était un de ces modèles anciens dont je pensais qu’ils ne servaient plus que sur les lignes de troisième zone, au fin fond du Limbourg ou du Hainaut : banquettes raides de skaï vert, taillées pour la belote, et vasistas soudés de vieillesse. Enfants, c’était dans le même type de voiture que nous partions mes frères et moi, rejoindre nos grands-parents à Blankenberge, durant les vacances d’été.
Dehors, des trains arrivaient et repartaient. Le mien, malgré l’imminence du départ annoncée était toujours immobile. J’en venais à douter de ce que j’avais entendu. Pour m’en assurer, j’envisageai d’inspecter les compartiments voisins ; il était peu vraisemblable que fusse seul à vouloir faire trempette. Mais à peine étais-je en train de me lever que le convoi s’ébranla, sans même un coup de sifflet annonciateur. Le mouvement me déséquilibra et me ramena à la station assise. Je remis mon exploration à plus tard ou à jamais et m’absorbai dans la contemplation du paysage qui défilait. Dans l'enchevêtrement des aiguillages, mon train semblait trouver sa voie. Quelques minutes plus tard, dédaignant les gares de banlieue, il adoptait sa vitesse de croisière et je jugeai le moment opportun pour sortir mon bouquin : rien ne vaut le bruit du bogey pour rythmer la lecture d’un polar. Je crois que si j’étais écrivain, c’est dans les trains de banlieue que j’établirais mes bureaux, avec une vieille Remington installée sur la tablette pour accompagner le roulement. Ça ferait takak takak tchikitik tacatac ding ! Et ça irait : les coups de poing, les coups de feu, les scènes d’amour, les scènes de crime... Mais pour l’instant, c’est J.-P. Manchette qui pilotait la machine, et j’en étais au troisième cadavre lorsque j’entendis un toussotement à côté de moi.
À suivre...


[1] C. Nougaro : Locomotive d'Or