vendredi 15 février 2013

Jeanine


Ta page d’écriture quotidienne passe toujours par les mêmes angoisses, la même torture : Écrire ? Pourquoi ? Pour qui ? Tu es assis devant ta feuille blanche à guetter l’idée qui ne vient pas. Écrire ? Quoi ? Tu sens ton estomac se contracter. Peut-être qu’avaler quelque chose te ferait du bien ? Non ! Surtout, rester concentré. Pourtant, il y a, dans le tiroir, dissimulé entre le paquet de spéculoos et les boules de gomme, 125 grammes de provocation à l’état pur. Habillés de carton et d’aluminium, 125 grammes d’un habile mélange d’éclats de noisettes et de "Noir de Noir" ; noir, comme ta feuille est blanche.
Il le sait, lui, que tu ne résisteras pas. Il te connait. « Juste un petit morceau ». Il guette ta première faiblesse, ta première lâcheté, celle qui justifiera toutes les autres. C’est seulement une question de temps. Tu te lèves sans y penser, tu arrives à la cuisine. Tu passes devant le tiroir. Il suffirait... Mais non ! Tu vas à l’évier. Tu te sers un verre d’eau. C’est bon, l’eau, c’est sain. Ça élimine les toxines, les graisses, les sucres.
Tu retournes à ton bureau et à ta feuille blanche. Tu te forces à écrire. Trois mots. « Choc ; au ; lit ». D’où te vient cette inspiration vaguement érotique ? Aphrodite ? Vénus ?... Jeanine ! C’est elle qui disait « pas de chocolat ; pas de choc au lit ! ». Elle t’avait initié au plaisir. À tous les plaisirs. Avant de la connaitre, tu avalais ta barrette presque sans la déballer. Elle t’avait expliqué : « Le chocolat, c’est comme l’amour : ça doit se déguster. Du bout des lèvres, du bout des dents. Il doit fondre sous la langue et faire exploser tes papilles. » Tu te souviens de votre premier baiser. Elle t’avait chipé un bout de ta tablette et l’avait mis en bouche, laissant dépasser un petit coin ; chocolat noir entre ses dents blanches. « Reprends-le, si tu peux ! » Vous aviez fini la tablette sous la couette. Des miettes avaient taché les draps blancs du lit. Blancs, comme ta feuille.
Du fond de son tiroir, il se fait plus pressant. Il te susurre à l’oreille : « Laisse-moi t’aider, t’inspirer. Ta feuille blanche, je pourrais t’aider, moi, à la féconder. Elle est partie, Jeanine. Elle voulait un enfant de toi, et tu ne pouvais pas. Elle est partie. Mais elle t’a laissé le meilleur d’elle-même : son gout pour les bonnes choses. C’est elle qui m’a mis dans le tiroir, tu sais ? Me prendre, ce serait un peu comme la prendre, elle ; la reconquérir. C'est pour elle que tu écris. »
Tu te relèves, tu vas au tiroir. Peut-être qu’un petit bout de te mettrait en train ? « Rien qu’un morceau » penses-tu. « Rien qu’un morceau » dit-il. Fébrilement, tu déchires l’emballage. Tu as déjà le morceau en bouche en arrivant à ta table. À peine assis, tu en attaques un second. Le gout amer du chocolat noir se confond avec celui de la défaite. Un troisième... Une vague de nausée te submerge ; le paquet est vide, la feuille est griffonnée de quelques mots sans valeur et Jeanine est partie.