mercredi 16 janvier 2013

Le silence des mouches


Un jour, les mouches disparurent. Comme ça, sans prévenir. On ne le remarqua pas tout de suite : c'était déjà l'automne. Mais quand il apparut qu'aux antipodes, elles n’étaient pas revenues avec le printemps, on fit quelques recherches avant de se résoudre à l'accepter; les mouches avaient bel et bien disparu de la terre. Il y eut peu de gens pour s’en plaindre. On ne voyait pas qui cette absence pouvait gêner, en dehors des scénaristes des « Experts », de quelques insectivores ou des enculeurs de mouches. Les scientifiques, quant à eux, étaient interloqués. Ils gardaient bien encore quelques spécimens dans leurs laboratoires, mais ceux-ci ne se reproduisaient plus, si bien qu'au bout de quelques semaines, les biologistes n'eurent plus aucun diptère à se mettre sous le microscope.
Lorsque l'on s’aperçut que d’autres insectes manquaient à l’appel, ce ne furent pas seulement les poètes qui pleurèrent la disparition des papillons  et des libellules ; les agriculteurs constatèrent rapidement que les récoltes ne donnaient rien. Les insectes pollinisateurs, abeilles en tête, avaient suivi le mouvement. Les fleurs fanaient stérilement comme les bouses de vache abandonnées dans les prairies. En quelques mois, la situation devint alarmante. Les silos se vidaient et ne se remplissaient plus. On était à deux doigts d’une famine à l’échelle planétaire, et de la guerre. Cela faisait des siècles que l’homme essayait de se débarrasser des insectes, et maintenant que ceux-ci avaient disparu (sans qu’on sache ni où, ni comment), l’homme semblait devoir les accompagner dans le néant.
C’est alors qu’ils réapparurent. D’abord une seule mouche. Elle s’était introduite dans un studio de la radiodiffusion nationale et s’était mise à tourner avec obstination autour d’un micro sous les yeux médusés du ministre invité ce jour-là. Elle tournait régulièrement, et l’ingénieur du son crut discerner dans son manège des constantes dans les fréquences obtenues. Il enregistra le bourdonnement et on entreprit de décoder ce qui ressemblait à un langage. C’en était un ; le discours de l’insecte était en réalité un message. Les mouches avaient réussi à fédérer autour d’elles une bonne partie de la gent entomologique, et même quelques arachnides. Ensemble, ils avaient fomenté cette « grève des insectes » pour forcer les hommes à changer leurs comportements envers eux, et la mouche bourdonnante était porteuse de revendications.
Un siège fut réservé à l’ONU aux délégués des insectes et on commença les négociations. Elles portèrent surtout sur les armes de destruction massive des humains que les insectes voulaient voir éradiquées, tant pour les usages industriels que domestiques : les fabricants d'insecticide devraient se reconvertir ou disparaitre. En compensation, les hommes obtinrent l’instauration d’un quota de piqures par personne, et que les plus faibles seraient épargnés. Les moustiquaires et autres répulsifs restèrent admis. Il y eut des exigences plus symboliques, comme la suppression de la tapette, dont les mouches trouvaient la dénomination même infamante. Après tout, disaient elles, les vaches les chassaient à coups de queue. Les hommes n’avaient qu’à faire de même ! Le papier attrape-mouche fut déclaré instrument de torture. Les papillons exigèrent une cérémonie d’hommage aux victimes des collectionneurs. En outre, ceux-ci devraient se promener avec une pancarte sur le dos « butterfly hunter : shame on me ». Les araignées désiraient que l’on n’appelle plus les papes par leur nom, mais elles n’obtinrent pas satisfaction, alors elles retournèrent à leurs toiles.
Quand ce fut au tour des abeilles de parler, elles furent douces, mais fermes : elles refusaient désormais de participer à la fécondation de plantes dont les graines étaient stériles. Monsanto devrait renoncer à ses brevets. Ensuite, elles ne voulaient plus risquer leur santé dans des champs saturés de pesticides. On discuta bien sur des quotas de production, pour la forme, mais dans le fond, les hommes n’avaient guère de moyen de pression. Et l’on se plia à leurs exigences. Moyennant quoi, les abeilles se remirent immédiatement au travail. On signa des traités qui mettaient en valeur la « nécessaire Harmonie des hommes et des insectes au sein de la Nature », on ressema, on regarda les graines pousser, les fleurs éclore, on s’extasia comme jamais devant les fruits obtenus, et le miel coula à flots. Ainsi prit fin ce qu’on appela « la grève des mouches ». L’année suivante, inspirés par l’exemple, les chefs d’État et d’armée du monde entier entreprirent une semblable retraite. Personne n’en conçut le moindre désagrément, et on les oublia.