Un jour, les mouches
disparurent. Comme ça, sans prévenir. On ne le remarqua pas tout de suite :
c'était déjà l'automne. Mais quand il apparut qu'aux antipodes, elles n’étaient
pas revenues avec le printemps, on fit quelques recherches avant de se résoudre
à l'accepter; les mouches avaient bel et bien disparu de la terre. Il y eut peu
de gens pour s’en plaindre. On ne voyait pas qui cette absence pouvait gêner,
en dehors des scénaristes des « Experts », de quelques insectivores
ou des enculeurs de mouches. Les scientifiques, quant à eux, étaient
interloqués. Ils gardaient bien encore quelques spécimens dans leurs
laboratoires, mais ceux-ci ne se reproduisaient plus, si bien qu'au bout de
quelques semaines, les biologistes n'eurent plus aucun diptère à se mettre sous
le microscope.
Lorsque l'on s’aperçut que
d’autres insectes manquaient à l’appel, ce ne furent pas seulement les poètes
qui pleurèrent la disparition des papillons et des libellules ; les
agriculteurs constatèrent rapidement que les récoltes ne donnaient rien. Les
insectes pollinisateurs, abeilles en tête, avaient suivi le mouvement. Les
fleurs fanaient stérilement comme les bouses de vache abandonnées dans les
prairies. En quelques mois, la situation devint alarmante. Les silos se
vidaient et ne se remplissaient plus. On était à deux doigts d’une famine à
l’échelle planétaire, et de la guerre. Cela faisait des siècles que l’homme essayait
de se débarrasser des insectes, et maintenant que ceux-ci avaient disparu (sans
qu’on sache ni où, ni comment), l’homme semblait devoir les accompagner dans le
néant.
C’est alors qu’ils
réapparurent. D’abord une seule mouche. Elle s’était introduite dans un studio
de la radiodiffusion nationale et s’était mise à tourner avec obstination
autour d’un micro sous les yeux médusés du ministre invité ce jour-là. Elle
tournait régulièrement, et l’ingénieur du son crut discerner dans son manège des
constantes dans les fréquences obtenues. Il enregistra le bourdonnement et on
entreprit de décoder ce qui ressemblait à un langage. C’en était un ; le
discours de l’insecte était en réalité un message. Les mouches avaient réussi à
fédérer autour d’elles une bonne partie de la gent entomologique, et même
quelques arachnides. Ensemble, ils avaient fomenté cette « grève des
insectes » pour forcer les hommes à changer leurs comportements envers
eux, et la mouche bourdonnante était porteuse de revendications.
Un siège fut réservé à l’ONU
aux délégués des insectes et on commença les négociations. Elles portèrent
surtout sur les armes de destruction massive des humains que les insectes
voulaient voir éradiquées, tant pour les usages industriels que
domestiques : les fabricants d'insecticide devraient se reconvertir ou
disparaitre. En compensation, les hommes obtinrent l’instauration d’un quota de
piqures par personne, et que les plus faibles seraient épargnés. Les
moustiquaires et autres répulsifs restèrent admis. Il y eut des exigences plus
symboliques, comme la suppression de la tapette, dont les mouches trouvaient la
dénomination même infamante. Après tout, disaient elles, les vaches les chassaient à
coups de queue. Les hommes n’avaient qu’à faire de même ! Le papier
attrape-mouche fut déclaré instrument de torture. Les papillons exigèrent une
cérémonie d’hommage aux victimes des collectionneurs. En outre, ceux-ci
devraient se promener avec une pancarte sur le dos « butterfly
hunter : shame on me ». Les araignées désiraient que l’on n’appelle
plus les papes par leur nom, mais elles n’obtinrent pas satisfaction, alors elles retournèrent à leurs toiles.
Quand ce fut au tour des
abeilles de parler, elles furent douces, mais fermes : elles refusaient
désormais de participer à la fécondation de plantes dont les graines étaient
stériles. Monsanto devrait renoncer à ses brevets. Ensuite, elles ne voulaient
plus risquer leur santé dans des champs saturés de pesticides. On discuta bien
sur des quotas de production, pour la forme, mais dans le fond, les hommes
n’avaient guère de moyen de pression. Et l’on se plia à leurs exigences. Moyennant
quoi, les abeilles se remirent immédiatement au travail. On signa des traités qui
mettaient en valeur la « nécessaire Harmonie des hommes et des insectes au
sein de la Nature », on ressema, on regarda les graines pousser, les
fleurs éclore, on s’extasia comme jamais devant les fruits obtenus, et le miel
coula à flots. Ainsi prit fin ce qu’on
appela « la grève des mouches ». L’année suivante, inspirés par
l’exemple, les chefs d’État et d’armée du monde entier entreprirent une semblable
retraite. Personne n’en conçut le moindre désagrément, et on les oublia.