lundi 15 octobre 2012

Sweet ligne 50 A (terminus)


Pour les nouveaux arrivants, le début de ce récit se trouve à l'adresse suivante:
http://robertguilleaume.blogspot.be/2012/08/la-ligne-50-a.html
et le deuxième épisode sur
http://robertguilleaume.blogspot.be/2012_09_12_archive.html 
Ceci est donc la troisième partie. Bonne lecture...

Je restai un long moment dans l’encadrement de la porte, à la contempler. Le visage tourné vers le côté, elle arborait toujours ce même sourire épiphanique. Le takak familier s’estompait, laissant place au souffle discret de sa respiration qui soulevait son chemisier à intervalles réguliers. Elle était bien aussi belle que ce que notre brève entrevue administrative m’avait laissé voir. Charmé, bien sûr j’étais, mais inquiet : il s’en fallait de peu pour briser la magie de cet instant et je me retenais de bouger, de me pincer.
Pourtant, je ne rêvais pas ; la preuve, c’est qu’elle se réveilla, et que sans hésiter, elle leva les yeux et son sourire sur moi.
 J’ai failli attendre louis-quatorza-t-elle.

C’était la première fois que je l’entendais parler, et chacun de ses mots était comme un temps d’un tango incertain, une note de Bach sur un bandonéon.
- Heu, je cherchais les toilettes, dis-je pour dissimuler mon trouble.
- Ne dites pas de bêtises, c’est moi que vous cherchiez. Vous ne le saviez pas ?
Non. À ce moment, je ne savais plus ce que je savais ou pas. Ni si je devais ou non regretter mon café abandonné sur le quai de la gare du Midi parmi les navetteurs pressés ; mes rêves iodés de châteaux de sable et de bière épaisse, et les apaisants règlements de comptes de Manchette. Sans s’inquiéter de mes pensées, la Belle au wagon dormant s’étirait, se levait, et chaussait ses escarpins. « Venez » fit-elle. Et me prenant par la main, elle m’entrainait vers la tête du convoi. La journée était déjà bien avancée. Je hasardai :
- Dites-moi, nous serons bientôt arrivés ?
- Vous allez bien à Ostende ?
- Précisément, il me semble que l’on aurait déjà dû…
- Voyons M. Girault, la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a ; la SNCB est moderne, mais pas futuriste. Nous n’en sommes pas encore à voyager dans l’hyper-espace, vous savez ?
Ainsi donc, nous n’étions pas dans l’hyper-espace. Sans doute devais-je ainsi me sentir rassuré ? Le train roulait et nous marchions vers l’avant, la belle guidant mes pas. De wagons en wagons, nous traversions des jardins à la française, des bibliothèques, des musées de la trottinette et du parapluie... Dans un wagon cinéma, on diffusait « Playtime », et dans un wagon verger, elle s’arrêta pour y cueillir des pommes. C’est au moment d’y croquer que je me rendis compte que, quelques lignes auparavant, elle m’avait appelé par mon nom. Comme je lui demandais comment cela se faisait, elle me considéra d’un air navré et compatissant, comme une institutrice confrontée au plus benêt de ses élèves. « Allons, il nous attend » fit-elle, éludant ma question. Je n’osais demander qui, de peur de passer encore pour un idiot. Elle surprit néanmoins mon interrogation et consentit, chemin faisant, à y apporter une réponse :
- Vous n’ignorez quand même pas que le chef de train est seul maître à bord ; rien ne peut se faire sans son approbation. D’ailleurs, nous arrivons.
Nous étions face à une massive double porte en bois, soutenue par des charnières en fer forgé. Je m’attendais à devoir m’y arcbouter pour l’ouvrir ; les battants bougèrent d’une simple poussée, dévoilant une nef monumentale au bout de laquelle je distinguai ce qui devait être –enfin– le poste de pilotage. Ma belle poinçonneuse sembla d’un coup plus circonspecte, et c’est d’un pas moins vif que nous avons repris notre marche. Nous baignions dans la lumière multicolore de vitraux figurant l’âge d’or de la navigation ferroviaire. Tout au bout, sur une estrade, se tenait debout et les mains sur son pupitre, un homme fixant l’horizon à travers une baie vitrée. Nous arrivâmes à sa hauteur. Il tourna la tête sans surprise apparente. Il me désigna d’un regard, et s’adressant à ma contrôleuse, il demanda : « C’est lui ? » Elle acquiesça. Il marmonna alors quelque chose de l’ordre de l’incantation et de la prière à quoi ma contrôleuse chanta plus qu’elle ne parla : « oui ». Il reprit son grommelot d’où sembla émerger mon nom. À tout hasard, je répondis « oui ? ». Il eut encore quelques mots incompréhensibles, puis se remit à fixer l’infini où se rejoignent, paraît-il, les lignes parallèles.
Je sentis une main prendre la mienne et m’entrainer en arrière. Nous fîmes en sens inverse tous le chemin parcouru depuis que je l’avais trouvée dans sa couchette. Le soleil déclinait ; allais-je enfin connaître la fin de mon roman ? Elle entra dans son compartiment et me dit : « Attendez-moi là ». Par les fenêtres du couloir, je pouvais voir les blés mûrs qui ondulaient sous la brise d’automne, en attendant la moisson. Et je pensais, non sans mélancolie, que mon chemin allait bientôt se séparer de celui de ma fonctionnaire. C’est alors qu’elle m’appela :
- Vous pouvez entrer.
Je fis coulisser la porte. Elle était sur le lit, telle que je l’y avais vue la première fois, mais elle n’avait plus pour l’habiller que ses yeux et son sourire. Elle était somptueusement belle, et comme une déesse de Série Noire, elle m’offrait de résoudre toutes ses énigmes. 
- Vous venez ?
« Est-ce bien raisonnable ? » m’inquiétai-je. « Après tout, nous nous connaissons à peine. »
- Enfin M. Girault, insista-t-elle, nous sommes mariés, l’oubliez-vous ?
 ... ?
- Tout à l’heure, vous avez bien répondu « oui » quand le chef de train a béni notre union. Et je m’appelle désormais Amaranta Buendia-Girault. Allons, ne me faites plus attendre. Le train a déjà pris suffisamment de retard comme ça.
C’était vrai : j’avais déjà suffisamment pris de retard. Adieu châteaux et cerfs-volants. Je m’approchai du lit tandis que notre convoi s’enfonçait dans un long tunnel et la nuit nous enveloppa.
Mon sommeil fut peuplé de visions marines, de crabes contrôleurs aux prises avec des serpents de mer dans des profondeurs abyssales. Le jour se levait lorsque le train sortit d’une vague océane pour aller buter doucement contre un heurtoir de gare. Amaranta m’avait poinçonné toute la nuit et j’en étais fourbu. Mais j’avais bien fait de partir tôt : J’allais enfin découvrir Ostende, cette charmante station balnéaire perdue sur la côte atlantique de l’Argentine.