samedi 10 novembre 2018

Rue de la Poésie

« - En réalité… Baoum !… on ne sait jamais ce qui se passe. Baoum… On sait seulement ce qu’on veut qu’il se… Boum… qu’il se passe et… Baoum… c’est comme ça que les choses Baoum… que les choses arrivent. »

BAOUM !
« - Et celui-là, Garrel, c’est toi qui l’as voulu, peut-être ? »
« - ‘L’est pas tombé loin, hein ? »

Ce sont des hommes de Garrel qui viennent de parler entre deux explosions. Garrel, c’est l’instituteur. Il parle bien et surtout, il sait écrire. C’est pratique pour annoncer aux familles que leur fils-mari-père-frère (biffer les mentions inutiles) est « mort glorieusement en faisant son devoir de patriote ». C’est ça qui lui a valu le grade de caporal. Il s’en serait bien passé, mais on ne lui a pas trop laissé le choix. Au début, il variait les formules : « destin glorieux », « mort héroïque », « trépas valeureux », « bravoure », « souvenir immortel », « France éternelle »... Et puis, il s’était rendu compte que tous ces parents inconnus ne se rencontreraient sans doute jamais. Alors, à quoi bon se creuser la tête ? « Mort glorieusement en faisant son devoir de patriote », voilà. Il préférait garder son inspiration pour le livre qu’il était en train d’écrire. Il en lisait régulièrement des extraits à ses hommes, qui l’écoutaient avec plus ou moins d’attention. Pour la plupart d’entre eux, Garrel n’était pas un mauvais bougre quifaisait de son mieux pour que la vie de la troupe ne soit pas trop dure et ne profitait pas de son grade pour échapper aux corvées. Ils l’aimaient bien, même si certains estimaient « qu’un qui a des lunettes, c’est qu’il a pas tout ce qu’il faut ailleurs. » Et son roman, et la littérature en général, leur passait un peu au dessus de la tête. Quand il avait voulu, par exemple, leur expliquer l’expressionnisme ou le mouvement Dada, Turendot –ça n’avait pas raté— lui avait demandé si c’était une histoire de chevaux. Les autres s’inquiétaient de savoir si dans son roman, il y avait une histoire d’amour et si la demoiselle était jolie. 
« - Et comment que ça s’appellera ton chef-d’œuvre ? »
« - Rue de la Poésie » avait répondu Garrel. »

La rue, c’était évidemment ce boyau de terre qui sinuait de l’ Yser aux Vosges et dans lequel ils pataugeaient depuis un an aux environs de Péronne. Chaque fois qu’il en parlait, Garrel s’exaltait. Car quand il n’écrivait pas, il lisait. Et la lecture des journaux de l’arrière le mettait en rage, où des scribouillards planqués parlaient de « la sauvage beauté des champs de bataille » ou de « fête des sens » en évoquant les charniers qui les embourbaient. À ces images d’Épinal, il voulait opposer la réalité crue de la boue et du froid, des poux et des rats, des râles d’agonie dans le no man’s land, qui vous empêchent de dormir, de la soupe tiède comme le sang qui gicle sous la mitraille. Il parlait du silence des oiseaux et du fracas des obus, il parlait de l’horreur qui n’en finissait pas. Cette poésie à deux sous des marchands de papier, qui travaillent main dans la main avec les marchands de canons, il voulait la retourner pour la leur envoyer dans la figure. 
« - Si je m’en tire, je le publierai et ça ôtera à quiconque l’envie de s’engager dans cette boucherie. Sans soldats, ils seront bien obligés de trouver autre chose pour régler leurs comptes ! » Voilà ce qu’il écrivait à sa sœur, car il valait mieux ne pas exprimer trop fort ce genre d’idées dans la tranchée.

Baoum ! 
Ce n’est plus le moment de penser à écrire. Garrel et ses hommes attendent l’assaut qui suivra immanquablement cette interminable préparation d’artillerie. 24 heures qu’ils sont aux aguets sous le déluge de ferraille que leur impose l’ennemi. Dans l’épaisse fumée grise, on ne distingue plus si la lumière qui perce émane du soleil ou de la lune. Ils attendent. Soudain, une consigne: « Tenez-vous prêts. À la première accalmie, c’est nous qui sortirons du trou. Ça leur fera une drôle de surprise, aux Boches ! » Certains s’enthousiasment ; après tout mieux vaut peut-être affronter la mort en face. Garrel ne se fait pas trop d'illusions sur l'efficacité de la stratégie inventée en haut lieu. Et puis vient l’ordre, un coup de sifflet, et les homme s’élancent. Ils ne font pas cinquante mètres, fauchés par les mitrailleuses d’en face et les shrapnels. Cris de guerre, explosions,balles qui fusent, cris de douleur et de terreur.... Ça dure. Dix minute ? Une demi-heure ? Une éternité avant qu’on ne sonne la retraite.


                                        ***


Le colonel : « - Combien d’hommes dans votre brigade ? »
« - Quarante-cinq » répond le capitaine « dont le caporal Garrel. »
« Ah, et bien, en attendant de retrouver quelqu’un qui reprendra ses fonctions, vous veillerez à ce que celles-ci soient correctement effectuées. »
Le capitaine opine, salue et s’en va.
La semaine suivante, Mademoiselle Marguerite Garrel recevait un courrier l’informant que son frère bien aimé était « mort glorieusement en faisant son devoir de patriote. »