mercredi 12 septembre 2012

la ligne 50 A (suite)


Elle était grande et mince, et seuls sa besace et son calot réglementaires me rassuraient sur son état de contractuelle de la SNCB. À part cela, elle était vêtue d’une chemise ample et d’un de ces pantalons larges qui font la démarche ondoyante tant ils ressemblent à des robes longues. Depuis quand attendait-elle ainsi que je daigne lui présenter mon billet ? Elle semblait avoir tout son temps, et maintenant que je m’étais aperçu de sa présence, elle semblait encore avoir celui d’attendre que je la dévisage. Ce n’était pas un exercice désagréable. Sous le calot donc, des cheveux noirs mi-longs coiffant un visage ovale à la peau matte. Et au milieu de celui-ci, des yeux gris qui ne devaient pas grand-chose aux artifices du maquillage et qui trahissaient la jeunesse de la quarantaine. En accord avec le très léger sourire que dessinaient des lèvres fines, il y brillait une discrète malice que je pris de prime abord pour de l’ironie.
Pour ma part, je devais avoir l’air ahuri et je l’eus sans doute plus encore lorsque je me rappelai l’obligation qui m’était faite de présenter mon « titre de transport ». Mon billet. Je me souvenais de l’avoir acheté, c’est déjà ça ; j’avais dû faire au moins 3 automates pour en trouver un en état de fonctionner. Et puis ? Je fouillai les poches de mes vêtements, puis celles de mon sac : rien. Pendant tout ce temps, elle me regardait faire sans rien dire. Je refouillai mon veston puis, à bout de conjecture, je me tournai vers elle pour lui faire part de mon embarras. Elle ne me regardait plus. Je suivis son regard ; elle regardait mon livre, d’où émergeait un signet. Signet de fortune ; en l’espèce, un billet de train Bruxelles-Ostende. Je l’extirpai de mon polar sans même vérifier la page qu’il renseignait et le lui tendis enfin. Elle le composta d’une pince experte et dénuée d’état d’âme avant de me le rendre sans un mot, mais toujours avec ce même sourire énigmatique.
S’étant acquittée de sa mission, elle s’éloigna dans le sens de la marche, et je ne pus m’empêcher de la suivre du regard. Elle allait, pensais-je, sortir aussitôt du compartiment, mais aussi de ma vie, et je la regrettais déjà. Mais deux mètres plus loin, elle s’arrêta entre deux banquettes et, comme si quelques passagers eussent été là, elle sembla en contrôler les billets. Le même manège se répéta à d’autres banquettes, après quoi, elle sortit, me laissant à ma perplexité : j’étais sûr que personne d’autre que moi n’occupait ce wagon à mon arrivée. Mais après tout, pris dans mon roman, je n’avais pas entendu entrer ma bienveillante contrôleuse. Il était donc possible que l’irruption d’une famille balnéaire m’ait échappé.
La toilette se trouvant au bout du wagon me fournissait un prétexte idéal pour saluer mine de rien mes éventuels compagnons de voyage. Il ne me fallut cependant pas aller aussi loin pour me convaincre de ce que je savais déjà : les travées étaient aussi vides qu’à Bruxelles. Je revins à ma place, songeur, et essayai de reprendre mon roman là où je l’avais laissé. Mais Manchette avait déjà épuisé 2 chargeurs de Beretta, un bas de soie et la patience des ligues de vertu, et moi, je ne savais plus où j’en étais. Cette apparition muette –à peine un toussotement–, ces passagers invisibles... Il me vint à l’esprit que j’étais peut-être la victime d’un canular. Instinctivement, je me mis à chercher quelque caméra dissimulée, mais de nos jours, les objectifs sont minuscules ; on les cache n’importe où. J’entrepris alors, abandonnant la littérature, de suivre les traces de ma mystérieuse contrôleuse.
La voiture suivante était du même modèle que la mienne, aussi ancienne, et tout aussi vide. Dehors, la Flandre défilait son paysage rural. Nous enjambions des canaux et des routes de campagne où quelques cyclistes courageux musclaient leurs mollets sous le soleil de cette fin d’été. Les champs de pommes de terre attendaient l’arracheuse et les vaches languissaient à l’ombre des saules têtards sans s’inquiéter de nous. Nous ? Qui, nous ? Y avait-il seulement âme qui vive dans ce train, à part ma poinçonneuse et moi, et –il me fallait bien l’espérer– un conducteur ? Car tout en observant la campagne, j’avais franchi d’autres sas et traversé d’autres wagons, et cette ligne vouée aux vacances restait résolument déserte. J’allais me décider à retrouver mon sac de plage quand je débouchai –au bout de combien de temps ?- de l’univers des transports en commun prolétariens dans celui des hôtels de luxe. Sans transition, je m’étais retrouvé dans un improbable wagon-lit de première classe parqueté, marqueté d’essences rares, incrustées de nacre et d’ivoire, et qui avait dû faire les beaux jours de l’Orient Express. Les portes des compartiments étaient ouvertes et dans le troisième, sommeillait sereine et la pince à la main, ma diligente vérificatrice des titres de transport. 
À suivre...

Pour rester d'excellente tumeur

"-C'est sans danger, docteur?"

Le spécialiste, flanqué de ses deux assistants me regardait d'un air bienveillant; il était tout disposé à me rassurer. J'occupais depuis hier une chambre de l'hôpital où j'allais me faire opérer ce matin.

"-Une petite tumeur", me répondit l'oncologue. "Prise à temps et traitée de façon adéquate, on l'éradique sans risque de récidive. Elle commence à peine à se propager. Vous avez pris la bonne décision en décidant de prendre le mal à la racine." Il parlait du ton un peu lénifiant des techniciens qui savent, et condescendit à expliquer à l'ignorant que j'étais le principe révolutionnaire de la Désintégration Cellulaire Ciblée, qui ne s'attaquait qu'aux cellules cancéreuses, sans dégâts collatéraux. La technique était parfaitement au point, même si elle nécessitait encore l'anesthésie du patient. Son discours était d'ailleurs surtout destiné à détourner mon attention de la piqûre qui m'endormit en quelques instants. Je sombrai dans un sommeil sans rêve.

Quand je me réveillai, la planète Terre avait disparu, et plus jamais l'Humanité, qui commençait à peine à sortir de son berceau terrestre, n'emmerderait le reste de l'Univers.