Ça vous est déjà
arrivé de marcher dans la merde ? Un jour de pluie, sur des pavés bien
gras ? Ça dépend de la qualité de vos semelles, bien sûr, ça dépend du pas
dont vous arpentez ledit pavé. Mais si vous marchez dedans, il y a quand même
de grosses chances que cet étron abandonné là par le chien d’un humain
indélicat vous fasse déraper. S’ensuit alors, selon l’implacable loi de Murphy,
la large possibilité de tomber « côté confiture ». À ce stade, vous
pouvez augurer du reste de la journée...
Celle-là avait
pourtant bien commencé. Une agréable tiédeur s’insinuait à travers les mailles
du calendrier. Les nuits commençaient à être supportables, et les journées
douces. On était entre deux : ni la chaleur accablante d’août, ni le
mordant de février, ni les pluies glaciales de novembre. Cela aurait pu être
septembre ; c’était avril, c’était le printemps. Encouragés par la douceur
persistante, les arbres bourgeonnaient discrètement, et les gens aussi
semblaient déborder de sève. L’air était léger, les cravates dénouées, les
filles en top et mini-jupes, tout le monde voulait profiter de cet avant-goût
des beaux jours. C’était le matin du 30 ; demain, ce serait congé.
Ça faisait trois
ans que j’avais mes habitudes dans ce quartier, principalement sur cette place-ci,
mais sans exclusive. L’endroit était bon, à quelques mètres de la bouche du
métro. La dame du snack avait admis que je m’installe devant sa vitrine, et
même, me laissait parfois un petit quelque chose, un vieux sandwich qu’elle ne
vendrait plus, un café suspendu... Les magasins de la rue ralentissaient le pas
des passants dont certains m’apercevaient. Parmi ceux-là, l’un ou l’autre
fouille ses poches à la recherche d’une piécette, et parfois, en laisse tomber
une dans mon gobelet, de préférence sans me regarder. Ils sont déjà ailleurs
quand je prononce « merci ». Le regard, et la parole plus encore,
c’est l’exception.
Depuis un
moment, j’avais repéré les deux types, de l’autre côté de la rue. L’un portant
lunettes et chapeau de paille, et l’autre surtout, avec son invraisemblable
perruque, modèle Fellaini noir-jaune-rouge. Ils étaient tous deux vêtus de
cache-poussières, à la manière des étudiants à la Saint-V et leurs mains
étaient gantées de blanc, comme des magiciens. Ils buvaient leur bière tout en bavardant
sous le soleil. Je les vis traverser. Sans doute leurs canettes étaient-elles
vides, ou bien avaient-ils un petit creux, car ils se dirigeaient vers le
snack. Mais c’est devant moi qu’ils s’arrêtèrent en souriant.
– « Bonjour,
ça vous intéresserait, un petit job ? »
– « ‘
Faut voir... »
Bien sûr qu’il
faut voir. Les gens, ça ne doute de rien ; ils pensent qu'un clochard, c’est prêt à tout
accepter : repeindre la cuisine ou nettoyer le chiotte, pour
moitié moins cher qu’un Roumain ou un Arabe. En plus noir que noir, et sans
pourboire. Comme si la dèche effaçait la dignité.
– « Vous
offrez le coup ? » que je demandai pour les tester.
Chapeau-de-paille
sortit d’une poche de son cache poussière une bière fraiche —de marque—,
l’ouvrit et me l’offrit : « Santé ! » dit-il pendant que je
buvais une longue gorgée.
– « Alors,
ce job ? »
C’est Fellaini
qui répondit. Il me montra une petite sacoche en toile blanche. « Il
suffit de donner le contenu de ce sac au préposé du dernier guichet de cette
agence, là. » Il me désignait la banque, deux maisons plus loin, après la
librairie. L’idée, c’était de faire une farce à un copain —le guichetier. Il y
avait une histoire de pari, aussi.
– « Il
y a quoi, dans cette sacoche ? »
Il y plongea la
main et en sortit une boite à cigare et une enveloppe brune, et de sous son
pouce, comme par magie, apparut un billet bleu.
Je n’ai pas
toujours été à la cloche et des billets de vingt, il m’était arrivé d’en
claquer quelques-uns sur une journée, comme ça, pour me faire plaisir ou pour obéir
à la pub. J’ai suivi, somme toute, un parcours assez classique :
délocalisation, restructuration, chômage, divorce, formations bidon,
sanctions, exclusion, aide sociale, loyers trop chers... Et puis l’ennui de
jouer dans ces différents rôles. Tant qu’à n’être rien au monde, autant ne pas
faire semblant. J’ai bien eu un peu honte au début, mais ça passe vite.
Aujourd’hui, vingt euros, c’est parfois la récolte de trois, quatre
jours : tout un gâteau au chocolat quand je peine à me gagner le prix d’une
baguette. Tout un gâteau au chocolat de chez Wittamer ou Van Dender. Ce
jour-là, avec un billet de vingt euros, j’avais cru pouvoir me vautrer dans le
chocolat.
J’avais à peine
regardé la boite ; je pris le billet proposé et ils m’expliquèrent la suite :
Je devais —sans rien dire— déposer la boite et l’enveloppe dans le tiroir et
puis attendre que le tiroir revienne. Je reprenais l’enveloppe, je disais merci
et je m’en allais.
– « C’est tout ? Et s’il me
demande quelque chose ? »
– « Il
ne demandera rien. » répondit Chapeau-de-paille, péremptoire « Et
même s’il parle, ne lui répondez pas » ajouta l’autre. Ils m’entrainaient déjà
vers la banque. « Tenez. Prenez ceci. » dit Chapeau-de-paille en
dépliant d’un geste une canne d’aveugle qu’il avait pêchée dans sa poche.
L’emperruqué me mit des lunettes noires sur le nez.
– « Je
n’y vois rien ! » Ce devait être des verres de soudeur.
– « C’est
exprès. Il faut que vous ayez l’air d’un vrai aveugle. Tenez toujours votre
canne à la main. » Tout en en fixant la lanière autour de mon poignet,
Fellaini m’expliquait : « Si vous levez la tête et que vous regardez
vers le bas, vous voyez où vous mettez les pieds. Une fois que vous serez
rentré, vous allez droit jusqu’au mur. Le guichet sera sur votre gauche. »
Je cognai ma canne
contre la marche et pénétrai dans l’agence.
* *
*
Je fis tout
comme ils me l’avaient demandé. Il y avait même eu quelqu’un pour m’ouvrir la
porte à la sortie. J’ôtai mes lunettes et la lumière m’aveugla.
Chapeau-de-paille s’empara de la sacoche et jeta un coup d’œil dedans.
« Gagné ! » fit-il à l’adresse de son compagnon.
– « Il
l’a mérité ? » demanda celui-ci.
– « Pour
sûr ! »
Un nouveau
billet apparut entre le pouce et l’index de Fellaini. « Pourboire »
fit-il en souriant.
– « Il
faut qu’on y aille. » dit l’autre pendant que je prenais le billet.
– « Bien
joué, mon vieux ! » fit Fellaini en me tapotant l’épaule.
Puis, sans se
retourner, ils filèrent vers l’entrée du métro où ils disparurent. Ils
m’avaient laissé mon déguisement d’aveugle.
Je
récupérai ma place devant le snack, riche de quarante euros et j’en étais à me
demander où j’allais les dépenser quand le quartier se mit à hurler de sirènes.
En un instant, deux bagnoles de flics et un combi stoppèrent en un ballet
parfait face à la banque, interrompant la circulation, figeant les passants.
Des antigangs en surgirent, cagoulés, gilet-pare-ballisés et s’engouffrèrent
dans l’agence. Je regardais, hébété, tout ce cirque. Qu’est-ce qui avait bien
pu... ? Soudain, me vint l’idée que je ferais mieux de ne pas trainer là.
Je me mis à ramasser mes affaires et j’étais presque parti quand des flics
ressortirent, accompagnés d’un type en chemise et cravate. Se tournant vers
moi, il hurla en me pointant du doigt : « Là, là !
Lui ! » Aussitôt, je fus entouré par les gueules hargneuses de
trois mitraillettes.
* *
*
Les flics ne
furent pas longs à se convaincre que je n’étais qu’un lampiste. Ça m’avait fait
un choc quand ils m’ont montré la boite à cigare. Dedans, il y avait une
matière semblable à de la plasticine, reliée par deux fils à un
appareillage électrique qui faisait clignoter une lampe led. À l’envers du
couvercle, se trouvait un message : « Ne
bougez pas, ne dites rien. Remplissez l’enveloppe avec 25 000 euros et
renvoyez-moi le tiroir ou la bombe sautera. » Mon air bête avait dû
les renseigner bien plus que toutes mes dénégations et ils ne m’avaient gardé
que dans l’espoir que je leur fournisse une description de mes
« employeurs », mais moi, je n’avais vu que les billets, et leurs
déguisements qu’on avait trouvés dans un couloir du métro.
Le juge fut d’un
tout autre avis. Pour lui, j’étais bel et bien complice. Un complice crédule et
maladroit qui s’était fait doubler par plus malin que lui, sans doute, mais un
complice tout de même, et comme tel, à punir. On m’incarcéra donc à Forest pour
éviter que je ne m’évanouisse dans la nature. Un avocat vint me voir deux fois
et quand vint mon procès, je fus seul à comparaitre, mes « complices »
n’ayant jamais été retrouvés. On me condamna finalement pour recel à une peine
de prison qui collait juste au temps de ma préventive.
Printemps, été,
automne étaient passés ; une pluie glacée mêlée de neige tombait quand je
sortis de la maison d'arrêt. Le chien n’était pas passé là depuis plus d’un quart d’heure et sa
trace était encore fraiche quand je glissai dessus. Ça vous est déjà arrivé de
tomber dans la merde ? N’était l’odeur, on pourrait croire que vous vous
êtes vautré dans le chocolat...
joli!
RépondreSupprimeret http://www.rtl.be/info/regions/bruxelles/braquage-a-la-ceinture-d-explosifs-a-woluwe-saint-lambert-reconnaissez-vous-cet-homme-video--777313.aspx un an plus tard...
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