Il y avait dans mon enfance un monsieur qui,
chaque année à la même période, venait visiter mon père. Il s'appelait Peuch et
représentait la maison "Peuch et Besse" qui, je le suppose, existe
encore aujourd'hui, même si Monsieur Peuch doit avoir disparu. C'était dans les
années 60 et 70. Si je me souviens bien de son accent et si je situe bien
celui-ci sur la carte de France, ce monsieur devait être Bordelais.
C’était un négociant en vins qui venait tous les
ans présenter à mon père les crus qui seraient susceptibles de l'intéresser :
blancs, rouges, bordeaux, grenats, clairets, vins à vieillir ou à consommer
jeunes... La Maison de M. Peuch s'étendait bien au-delà du Bordelais, je
suppose, puisque j'ai le souvenir de vins de la Loire, de Bourgogne et des
Côtes du Rhône. Il était rare que mon père s'en tirât à moins d'un quart de
barrique, parfois deux, auxquelles s'ajoutaient des alcools divers, du
Champagne et autres bouteilles particulières ; il faut savoir être prévoyant.
Le whisky posait moins de problèmes ; on le trouvait au magasin du coin.
Arrivait donc à Bruxelles, quelques semaines plus
tard, un camion rempli de la commande. Une fois le vin reposé, on allait
pouvoir procéder à la mise en bouteilles. Vous connaissez tous la cérémonie :
On stérilise les bouteilles et les bouchons, on amorce la pompe, et zou, ça
roule ! Glouglou, fait la pompe ; tchic-plop, fait la bouchonneuse, et voilà.
Il ne reste plus qu'à coller les étiquettes avec du lait. Ça, c'était mon boulot
: 'fallait pas que ce soit de travers. J'étais déjà obsessionnel, à cet âge-là.
Ah, oui ! J'oublie le capsulage. Je ne sais plus si c'était avant ou après les
étiquettes, et j'ai oublié le bruit que faisait la machine.
En attendant de remettre le vin à reposer dans son
nouveau contenant, et dans des caveaux dévolus à cette effet, on déposait les
bouteilles sur la table de ping-pong. Mon père l'avait construite de ses mains
de bricoleur chevronné pour ses enfants, car en dehors des périodes
d'embouteillage, cette partie de la cave était réservée à nos loisirs. Combien
de bouteilles peut-on remplir au départ d'une demi-barrique ? La question est
plutôt de savoir combien une table de ping-pong artisanale peut en supporter
sans…
... Car il y eut la bouteille de trop. Celle qui
fit chavirer l'ensemble et se briser sur le ciment une bonne partie du travail
accompli jusqu'alors. On pleura un peu, on balaya beaucoup et on nettoya à
grandes eaux. On finit par en rire, je suppose ; les réserves étaient
suffisantes jusqu'à l'année suivante. Et on garda l'anecdote pour les soirées
au coin du feu. Mais sans doute après cela, mon père, qui était un homme
organisé, s'est-il inquiété des termes de son assurance accidents…