Il s’était écoulé 15 ans. On ne peut pas dire que François avait travaillé durant tout ce temps. Tout au plus avait-il répété quelques gestes techniques. Parfois même, il les rêvait. Il avait observé la lumière et les couleurs qui changeaient au cours des saisons. Sans doute faisait-il le plein d’impressions. Mais tout cela était inconscient. Car il n’avait pas de projets. Le temps était devenu immobile, et ne recommença à vibrer qu’au bout de ces quinze ans.
Oh, bien timidement, d’abord. On avait recasé François dans un petit logement, il bénéficiait d’une maigre pension. C’était sans importance, il avait appris la frugalité. Ainsi, il parvint à économiser jusqu’à pouvoir entrer dans le magasin spécialisé et y faire l’achat du matériel indispensable. Rentré chez lui, il n’avait rien eu de plus pressé que s’aménager un atelier qui lui prit la moitié de sa chambre. Qu’importe ! Il installa la toile sur le chevalet, prépara ses couleurs, ses pinceaux, un fusain et… il resta bloqué. Devant lui, trônaient sur une tablette 4 livres déposés dans un désordre savamment orchestré. Une bouteille et un verre complétaient le tableau. Il avait modelé le tout grâce à deux petits spots. Mais il fut incapable d’esquisser le moindre trait. Il restait médusé, fixant alternativement son installation et la toile vierge, jusqu’à enfin leur tourner le dos.
Il erra deux jours dans son petit 35 m carrés, dormant dans un fauteuil pour éviter le spectacle désolant de sa chambre. Avait-il tout perdu ? Ou bien… Ou bien Rosalie avait-elle eu raison ? Après tout, ne valait-il pas mieux que ses sempiternels paysages, pots de fleurs ou corbeilles de fruits ? Ces natures mortes ?
L’homme gardait de l’exécution du portrait de sa défunte femme un souvenir imprécis, comme s’il avait voulu l’oublier, mais petit à petit, remontait à sa mémoire la fièvre qui l’avait saisi durant ce travail et la satisfaction qu’il avait éprouvée en écrivant « François » en bas à droite de l’œuvre.
« Oui, pensa-t-il, bien sûr, il me faut un modèle ! »
Si peu dispendieux qu’il fût, il savait qu’il ne pouvait se payer les séances de pose. Aussi se résolut-il à travailler d’après photos. Il fit donc l’acquisition d’un appareil Polaroïd et se mit en quête d’un modèle qui serait à la hauteur de Rosalie.
C’était le premier dimanche de mai et il rentrait chez lui, dans sa poche la photo d’une dame complaisante à qui il avait fait prendre la même pose que Rosalie avait naturellement adoptée pour son unique portrait.
Désormais libéré des contraintes du temps, François travaillait sans relâche, un œil rivé sur la photo, l’autre sur le corps qui prenait forme sur la toile. Il ne lui fallut que quelques jours pour arriver au but et le résultat fit naître en lui une émotion qu’il n’avait plus connue depuis 15 ans. Mais aussitôt, il eut le désir de recommencer. Il changea de quartier et trouva une autre dame qu’il convainquit sans problème d’adopter la pose. Il cherchait toujours des femmes qui ressemblassent à Rosalie, au moins par l’âge et l’apparence.
Il y en eut d’autres. Et toutes ces femmes identiquement installées exaltèrent chez lui un sentiment de nouveauté : tous ces modèles dans une même position, mais dans un décor différent. C’était… « conceptuel », comme il l’avait lu dans « Reflets de l’Art Moderne. Un peu comme les Marilyn de Warhol. Il volait, il planait, au rythme d’un portrait par semaine. Il prenait plaisir à travailler les couleurs au couteau, surtout les rouges qui le mettaient comme en transes. À chaque fois, c’était le même scénario qui se répétait : une sorte de transe, l’émotion du travail accompli, un léger moment de flottement, puis le besoin de se remettre à l’ouvrage.
François s’efforçait toujours à ce que les séances de pose fussent dénuées de témoin; elles requéraient à ses yeux un minimum d’intimité entre lui et le modèle. Hélas, un hurlement horrifié ponctua la septième séance ; une jeune femme venait de tourner le coin et assista à la scène. Et ce fut tout un quartier endimanché qui sortit dans la rue pour voir cette dame égorgée devant cet homme, un appareil photo dans une main et dans l’autre, un couteau de peintre dégoulinant de sang. François resta là, au milieu de la foule. Les policiers arrivés quelques instants plus tard l’embarquèrent sans qu’il opposât la moindre résistance.
Le policier chargé d’enquête ne fut pas long à retrouver le dossier de François, incarcéré 15 ans plus tôt pour avoir assassiné sa femme « dans un mouvement de colère » avait plaidé l’avocat. Il en avait aussitôt après exécuté le portrait qu’il avait intitulé « Rosalie en nature morte » et dont la presse avait fait ses choux gras.