vendredi 22 février 2013

Les aiguilles de la montre


Il fait son tour. Le bâtiment est carré, avec un petit jardin au milieu. À la belle saison, on y installe des chaises. Ce n’est plus maintenant la belle saison ; c’était... Il fait son tour. Le bâtiment est carré. Il y a quatre couloirs. À droite, ce sont les chambres ; quand il marche dans le sens des aiguilles, bien sûr. Non, à gauche ! à gauche, ce sont les chambres. À droite, c’est le jardin ; à droite. Il fait son tour. Entre chaque chambre, il y a des tableaux ; des taches de couleurs, des paysages, des portraits, une montre fondue, une pipe.
À chaque coin du carré, il y a un bureau-infirmerie et... Et puis, il y a le Grand Coin. Le Grand Coin, c’est l’accueil. On ne sort pas ici. On entre. Le lundi, on entre. Quand il y a un nouveau, c’est le lundi, à l’accueil. Il y a toujours du monde à l’accueil, même le soir. Derrière le comptoir, il y a des écrans sur lesquels on voit les couloirs.
Au Grand Coin, il s’arrête. Il entre un instant dans l’alcôve et il regarde les écrans. Il y voit des infirmières passer d’une chambre à l’autre. Il cherche la sienne sans la trouver. On le chasse gentiment : « M. Louis, vous ne pouvez pas rester ici. Vous êtes dans le chemin. » Il s’en va. Il fait son tour. Dans chaque couloir, il y a une horloge. Il marche dans le sens des aiguilles. Il est bientôt midi. Il y a quatre coins : le Grand Coin, les bureaux et... la Grande Salle. La salle qui sert de réfectoire et de salle communautaire.
Une cloche retentit dans tous les couloirs et à tous les coins ; des pensionnaires sortent de leurs chambres et se dirigent vers le réfectoire. Des aides-soignantes font le tour des couloirs. Elles entrent dans les chambres, en ressortent en poussant des fauteuils roulants.
M. Louis fait son tour, il passe devant le coin de la Grande Salle. Il va pour continuer, mais il est intercepté par une infirmière : « Par ici, M. Louis. C’est l’heure de manger. » On le prend par le coude, on l’installe « Voilà votre table. » C’est une table de six. Immédiatement, les assiettes sont remplies. Les convives de M. Louis sont déjà en train de piocher dans la saucisse-purée, alors il les imite. Il entend autour de lui les conversations, mais sans pouvoir s’y accrocher. On enlève les assiettes. Au dessert, il y a du flan au caramel, avec une petite madeleine. Après avoir vidé leurs bols, les uns s’en retournent vers leurs chambres, les autres attendent les activités de l’après-midi au salon. M. Louis ne participe plus aux activités communes, il va faire son tour. En sortant de la grande salle, il prend à gauche. Côté jardin, la pluie tape au carreau. Il s’arrête aux tableaux du couloir ; des paysages, des portraits, une montre fondue, une pipe. Mais pourquoi est-il écrit : « Ceci n’est pas une pipe » ? Pour qui me prend-on ? Bien sûr que c’est...  bien sûr...
Tout à coup, M. Louis ne sait plus. Si ce n’est pas une pipe, qu’est-ce que c’est ? Il reste là, incrédule et perplexe ; il se sent... Il sent quelque chose d’inhabituel. Une humidité chaude, de son entrejambe à ses mules. M. Louis s’est oublié debout, dans son pyjama. Devant le tableau, il pleure : qu’est-ce qu’il fait là, perdu entre deux coins ? Une infirmière l’a repéré. Elle le prend doucement par les épaules et l’amène à sa chambre ; elle va le changer, le nettoyer, et puis, elle fera son rapport au neurologue.
Il sait déjà tout. Ça fait un moment que M. Louis est à l’avant-dernier stade. S’il ne se maitrise plus, bientôt, il faudra le mettre à la sonde et sous perfusion. Et puis...
Demain, M. Louis fera son tour. Dans le sens des aiguilles de la montre.

dimanche 17 février 2013

Lucille


C’est jeudi, les parents de Lucille sont très occupés, alors c’est grand-père Louis qui vient attendre sa petite-fille à la grille de l’école. Il fait doux, ils vont passer par le parc : il a pris un ballon. Mais dans la cohue des enfants qui se bousculent pour retrouver leurs parents, Louis ne reconnait pas Lucille. Plus loin, il la voit shootant dans les plaques de sable qui trainent sur le bitume de la cour, se dirigeant mollement vers la sortie. Elle finit par arriver presque dernière, et Louis voit bien que quelque chose ne va pas.
     « Tu vas user tes semelles à force de trainer des pieds comme ça. » lui dit Louis pour dire quelque chose.
     « ’M’en fiche » dit Lucille pour dire qu’elle s’en fiche.
     « Ah… » fait Louis. « J’ai quand même droit à un bisou ? »
De mauvaise grâce, Lucille s’exécute. Avec mauvaise conscience aussi : elle sait bien que ce n’est pas la faute de son grand-père Louis si…, si…, si quoi ? Elle n’a pas envie d’y penser. Oui mais voilà, ça dure depuis qu’elle s’est disputée avec Alice. Madame Julie les avait punies toutes les deux parce qu’elles bavardaient et Alice n’avait rien trouvé de mieux à répondre que « C’est pas moi, c’est Lucille M’dame ! »
À la récré, Lucille lui a dit que ça ne se faisait pas de raccuser, surtout ses amies ! Que sa maman le lui avait toujours dit. Mais Alice avait répondu « T’es trop nulle » et Lucille, « La nulle, c’est toi. T’es plus mon amie ! » Et elles s’étaient tourné le dos pour la vie entière. Alors, elle n’a pas envie, mais elle y pense tout le temps depuis ce matin. Elle est triste, elle est en colère. Et elle a mal au ventre en pensant que bientôt c’est son anniversaire et qu’Alice ne sera pas là.
Le temps de penser à tout ça, ils sont déjà au parc, et son grand-père de son côté a cogité également.
     « C’est parce que Maman est allée à l’hôpital ? »
Lucille hausse vivement les épaules. Même Grand-père dit des bêtises aujourd’hui : Papa et Maman sont à l’hôpital parce que maman attend un petit frère et “qu’il faut faire des examens, c’est pas grave.”
Le haussement d’épaules rassure Louis : ce qui tracasse sa petite-fille est sûrement très grave, mais ça ressemble fort à des choses connues.
      « Tu sais ce que ta grand-mère faisait quand ta maman était triste ? »
      « …? » 
      « Elle lui racontait une histoire. »
Lucille ne dit toujours rien, mais elle trouve extraordinaire que cette grand-mère qu’elle n’a jamais connue ait fait la même chose que ce que Maman fait avec elle. Quand ça ne va pas, Maman prend toujours le temps de lui raconter une histoire. Et aujourd’hui, Elle n’est pas là ! Qui va la consoler de sa dispute avec Alice ? Lucille aimerait bien continuer à bouder, à être triste. Quand même, ça la chipote cette grand-mère raconteuse d’histoires, alors elle demande : « Quel genre ? »
     « Je ne sais pas moi, Sans doute des histoires de Martine. »
     « Ça, ça m’étonnerait. Maman, elle n’aime pas Martine, elle trouve ça nul. »
     « Tiens ! » fait Louis qui a un autre souvenir. « Alors, elle te lit quoi, Maman ? »
Lucille réfléchit à tous les livres que Maman lui a lus, et qu’elle commence à lire toute seule. Des histoires pour les jours de pluie, des histoires pour rire, des histoires pour dormir, des histoires pour les “bobos de tristesse”. C’est bien de ça qu’elle aurait besoin aujourd’hui. Elle pense à “L’ile des Zertes”, à “La soupe aux cailloux”, aux “3 brigands”... Pourquoi, tout d’un coup lâche-t-elle « Le Petit Prince » ?
     « Qu’est-ce que ça raconte ? » demande Louis.
Alors Lucille raconte le Petit Prince quittant son astéroïde, passant de planète en planète, y rencontrant les gens les plus bizarres avant d’atterrir sur la Terre.
     « Tiens, fait Grand-père. Et pourquoi a-t-il quitté son astéroïde ? »
     « Parce qu’il s’est disputé avec... » Mais Lucille ne termine pas sa phrase. « Parce qu’il s’est disputé avec son amie » pense-t-elle.
     « Grand-Père, tu t’es déjà disputé ? » demande-t-elle soudain.
     « Bien sûr. »
     « Oui, mais disputé très fort avec quelqu’un que tu aimes très fort ? » 
Louis réfléchit. « Il y avait une fille quand j’étais à l’école, commence-t-il, On faisait tout ensemble. Nos devoirs, nos leçons, les Scouts... Parfois même, on trichait ensemble aux interros.... Ce n’est pas nécessaire de répéter ça à tes parents, ajoute-t-il, ayant surpris le regard ébahi de sa petite-fille. Un jour justement, le prof nous fait venir près de lui et comme on avait exactement les mêmes fautes, il demande qui a copié sur l’autre. Et la voilà qui répond : C’est pas moi.»
     « Mais si c’était ton amie, elle ne pouvait pas dire ça ! »
     « Pourquoi pas ? Elle ne voulait pas être punie, elle a eu peur, et elle a tout simplement été plus rapide que moi. Mais ça, je ne l’ai pas compris tout de suite, alors j’ai commencé par lui en vouloir très fort. C’est seulement quand je n’ai plus été en colère qu’on a pu s’expliquer, et se réconcilier... Heureusement, sinon tu ne serais pas là. »
Lucille ne remarque pas l’allusion. Mais elle sait que demain, elle ira tout de suite vers Alice pour jouer avec elle.
     « Bon, alors on joue au foot ? » lâche-t-elle pour finir.

vendredi 15 février 2013

Jeanine


Ta page d’écriture quotidienne passe toujours par les mêmes angoisses, la même torture : Écrire ? Pourquoi ? Pour qui ? Tu es assis devant ta feuille blanche à guetter l’idée qui ne vient pas. Écrire ? Quoi ? Tu sens ton estomac se contracter. Peut-être qu’avaler quelque chose te ferait du bien ? Non ! Surtout, rester concentré. Pourtant, il y a, dans le tiroir, dissimulé entre le paquet de spéculoos et les boules de gomme, 125 grammes de provocation à l’état pur. Habillés de carton et d’aluminium, 125 grammes d’un habile mélange d’éclats de noisettes et de "Noir de Noir" ; noir, comme ta feuille est blanche.
Il le sait, lui, que tu ne résisteras pas. Il te connait. « Juste un petit morceau ». Il guette ta première faiblesse, ta première lâcheté, celle qui justifiera toutes les autres. C’est seulement une question de temps. Tu te lèves sans y penser, tu arrives à la cuisine. Tu passes devant le tiroir. Il suffirait... Mais non ! Tu vas à l’évier. Tu te sers un verre d’eau. C’est bon, l’eau, c’est sain. Ça élimine les toxines, les graisses, les sucres.
Tu retournes à ton bureau et à ta feuille blanche. Tu te forces à écrire. Trois mots. « Choc ; au ; lit ». D’où te vient cette inspiration vaguement érotique ? Aphrodite ? Vénus ?... Jeanine ! C’est elle qui disait « pas de chocolat ; pas de choc au lit ! ». Elle t’avait initié au plaisir. À tous les plaisirs. Avant de la connaitre, tu avalais ta barrette presque sans la déballer. Elle t’avait expliqué : « Le chocolat, c’est comme l’amour : ça doit se déguster. Du bout des lèvres, du bout des dents. Il doit fondre sous la langue et faire exploser tes papilles. » Tu te souviens de votre premier baiser. Elle t’avait chipé un bout de ta tablette et l’avait mis en bouche, laissant dépasser un petit coin ; chocolat noir entre ses dents blanches. « Reprends-le, si tu peux ! » Vous aviez fini la tablette sous la couette. Des miettes avaient taché les draps blancs du lit. Blancs, comme ta feuille.
Du fond de son tiroir, il se fait plus pressant. Il te susurre à l’oreille : « Laisse-moi t’aider, t’inspirer. Ta feuille blanche, je pourrais t’aider, moi, à la féconder. Elle est partie, Jeanine. Elle voulait un enfant de toi, et tu ne pouvais pas. Elle est partie. Mais elle t’a laissé le meilleur d’elle-même : son gout pour les bonnes choses. C’est elle qui m’a mis dans le tiroir, tu sais ? Me prendre, ce serait un peu comme la prendre, elle ; la reconquérir. C'est pour elle que tu écris. »
Tu te relèves, tu vas au tiroir. Peut-être qu’un petit bout de te mettrait en train ? « Rien qu’un morceau » penses-tu. « Rien qu’un morceau » dit-il. Fébrilement, tu déchires l’emballage. Tu as déjà le morceau en bouche en arrivant à ta table. À peine assis, tu en attaques un second. Le gout amer du chocolat noir se confond avec celui de la défaite. Un troisième... Une vague de nausée te submerge ; le paquet est vide, la feuille est griffonnée de quelques mots sans valeur et Jeanine est partie.