vendredi 24 février 2012

Robert

Robert Descombes déteste les ascenseurs, particulièrement celui de l’immeuble de sa maman, dont le penthouse culmine au quinzième étage. Il y a plusieurs raisons à cela. La première est que, bien qu’il s’en défende, Robert est un anxieux chronique. Et de savoir son existence, à laquelle il attache beaucoup de valeur, ainsi suspendue à un fil, fût-il d’acier tressé de 12 mm de diamètre, hé bien, cela lui inspire quelque contrariété. Par ailleurs, il souffre d’une phobie assez particulière qui lui rend insupportable l’idée de partager un espace déterminé avec des inconnus, et plus encore quand ils affichent un statut social et culturel inférieur au sien.
Comme tous les jeudis, Robert a fait les courses de sa maman. C’est déjà en soi un motif de mauvaise humeur, mais elle augmente quand, au moment de s’engager dans la cabine, il est rejoint par un petit homme corpulent qui le bouscule presque dans sa course. Et pour comble, ce dernier, tout en le gratifiant d’un sourire niais, appuie sur le bouton du quatorzième étage. Il lui faudra donc supporter cette promiscuité presque jusqu’au bout ! Le pire serait que l’homme lui adresse la parole. Heureusement, celui-ci ne semble pas vouloir lier conversation ; après avoir repris son souffle, il se met à fixer le cadran lumineux : on est au deuxième étage.
N’empêche, Robert s’irrite d’autant plus de cet envahissement qu’il se sent ridicule avec son caddie en tissu écossais d’où déborde une botte de poireaux. Négligemment, il s’efforce de se placer devant, tout en le reléguant dans le coin. Mais la manœuvre a l’inconvénient de le rapprocher du gros homme qu’il soupçonne de sentir mauvais. Ce qui le ramène aux poireaux : « Qu’est-ce que Mère peut bien faire avec des poireaux ? » pense-t-il. La semaine passée, c’était du cerfeuil qui dépassait du sac. À croire qu’elle se complait à l’humilier ! C’est bien simple, si cette séance de courses hebdomadaires n’était pas pour lui, l’occasion de percevoir les 300 € d’aumône qu’elle lui verse, il n’hésiterait pas à laisser cette corvée à la femme de ménage.
Robert bougonne. Il sent son portable dans sa poche, mais quelque chose le retient de le sortir sans raison valable. Pourquoi ne l’appelle-t-on jamais quand il en a besoin ? Sixième étage : cet ascenseur est d’une désespérante lenteur.
Du coin de l’œil, il espionne l’homme dont toute l’attention semble absorbée par la lecture attentive des chiffres qui défilent sur le cadran ; huit... N’a-t-il pas honte d’être aussi gros ? Pense-t-il seulement au risque qu’il fait courir aux autres en engageant ainsi son surpoids dans le moindre espace public ? Et d’ailleurs, combien d’adipeux ventrus dans son genre cette cabine peut-elle accepter ? Robert jette un œil à la plaque gravée, mais on parle en kilos : 450 kilos maximum. Mais enfin, qu’est-ce que ça veut dire ? Il s’offusque : « Ne pourrait-on pas compter normalement ? Je ne vais quand même pas lui demander à ce type, s’il pèse plus ou moins de 400 kilos ! » Lui-même ne compte que pour peu, tout en muscle et en élégance, mais ne pourrait-on dire : « 1 grosse personne ou 4 normales » ? Du coup, ses pensées reviennent au caddie : combien pèse une botte de poireaux ou une bouteille de Bordeaux ? Combien de kilos dans une livre de beurre ? Qu’y a-t-il d’autre encore dans ce sac ? Et cet ascenseur qui se traîne ! Douze...
Il en est là de ses pensées, entre le treizième et le quatorzième étage, quand soudain, l’ascenseur se bloque et plonge ses occupants dans le noir. Les neurones de Robert fonctionnent à toute allure : « Cette fois, ça y est ! Moi qui rêvais d’une mort glorieuse, je tombe de haut. Mon beau corps d’athlète disloqué au fond du troisième sous-sol après une chute de cinquante mètres. Bon sang, quel carnage ! On ne fera même pas la différence entre moi et cette grosse ganache. Nos corps seront mêlés comme de l’or et du plomb fondus dans un même creuset. Pour chaque gramme de chair, il faudra faire une analyse d’ADN pour savoir ce qui est à qui. Mon Dieu, c’est déjà pénible de partager son espace vital avec n’importe qui, mais son espace mortel, c’est encore plus intolérable ! Être enterré avec des morceaux qui ne sont pas à moi ? Quelle misère, quelle angoisse ! Maman, comment faire ? N’abandonne pas ton petit Robert... Mes courses ! J’ai des sacs-poubelles. »
Fouillant dans le noir, Robert trouve dans son cabas le rouleau de sacs bleus pour déchets PVC. Fébrilement, il en arrache deux et parvient tant bien que mal à les ouvrir. Il met les pieds dans le premier et passe le second sur sa tête. « Je suis prêt » pense-t-il.
C’est à ce moment que la lumière se fait et que l’ascenseur reprend son trajet. Robert peut voir à travers le plastic bleu le regard ébahi du petit homme grassouillet qui attendait placidement la fin de la panne.